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ALPES, HYPERCULTE ET TURZI ELECTRONIQUE EXPERIENCE LE 21 JANVIER A LA MAROQUINERIE


FAITES ENTRER L’ACCUSÉ  « Lulu » de Lou Reed & Metallica

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Pour me remercier d’avoir défendu son sale Boulot, Keith m’avait invité en Jamaïque pour siroter ses Pina Coladas maison. Il avait fallu supporter l’écoute du nouvel album des Stones, un mal nécessaire pour savourer un peu de repos loin des tribunaux. J’étais bien peinard, le nez dans la poudre, jusqu’à ce que je décroche ce putain de téléphone. Le boss, paniqué : « Laurie Anderson va ressortir toute la disco de son défunt mari. Y a un gros boulot de réhabilitation, on a besoin de toi vieux ». Putain, fallait bien que ça arrive un jour.

Depuis la mort de Lou, je tremblais à l’idée qu’on réédite son catalogue. « Growing Up in Public » ? Les doigts dans le nez. « Mistrial » ? Du gâteau. La seule clause dans mon contrat, ne jamais avoir à m’occuper du cas « Metal Machine Music ». Une sale surprise m’attendait néanmoins sur mon bureau. Quand j’ai vu la pochette du disque que j’allais devoir défendre, j’ai vomi deux litres de Pina Colada.   

Les faits : Vous connaissez l’effet domino ? Si les gamins de Neil Young n’avaient pas d’infirmité motrice cérébrale, leur papa n’organiserait pas chaque année le concert de charité pour la Bridge School. Si le Bridge School Benefit n’existait pas, Lou Reed et Metallica n’y auraient pas partagé l’affiche en 98. Ipso facto, tout est de ta faute, Neil.

Au départ, le projet est presque louable : se remettant peu à peu de l’échec de leur « St. Anger » (2003), Metallica envisage de reprendre des morceaux obscurs de l’ex à Warhol. Pas de souci puisque de toute façon, à part méditer et réciter de la poésie, y a plus grand-chose qui l’intéresse le vieux Lou. Entre deux séances de Taï-Chi, il décide quand même de se taper l’incruste en studio et, entre avril et juin 2011, voilà qu’il se remet à parler-chanter comme en 40. Après avoir pillé Edgar Allen Poe sur l’inégal « The Raven » (2003), Lou s’attaque cette fois à « Lulu », un opéra inachevé inspiré du dramaturge allemand Frank Wedekind (1864-1918). L’histoire de l’ascension puis de la chute d’une féministe avant-gardiste qui se prostituera avant de mourir du choléra. Un univers raccord avec celui du gars qui a écrit Femme Fatale et Lady Day. Lulu pourrait presque être un personnage rencontré au Chelsea Hotel, à la Factory ou en train de se piquer avec Candy dans Walk on the Wild Side.

« There was a song we were starting to nail after two takes, and Lou said, ‘We got it. I’m never singing that again. » (Lars Ulrich)

Dans une ambiance bon enfant – insultes et bagarres à l’ancienne – Kirk Hammett et sa bande enregistrent donc une toile heavy sur laquelle notre vieux pote pose sa voix familière. James Hetfield et Lars Ulrich racontent avoir pleuré pendant les sessions, Darren Aronofsky est embauché pour réaliser le clip, tout porte à croire que l’événement sera historique. Un an après le feat. sympathique de Lou sur le Plastic Beach de Gorillaz et le succès du « Death Magnetic » de Metallica, le monde est-il prêt à entendre la collaboration la plus improbable depuis Doc Gynéco et Bernard Tapie ?

Réponse : absolument pas – mis à part la Croatie, où « Lulu » sera quatrième dans les charts et le magazine Uncut qui le nomme généreusement album du mois. Dans le reste de la presse, ça canarde sec : « J’aurais mieux fait de me branler dans une chaussette que d’écouter ça » déclare le site The Quietus. « Le pire album de tous les temps » selon Pitchfork. Ce bon vieux Chuck Klosterman s’en mêle : « Si les Red Hot Chili Peppers enregistraient douze reprises de Primus en acoustique pour une compil Starbucks, ça sonnerait mieux que cette bouse ». On imagine même pas la réaction de Lester Bangs, ennemi numéro 1 du Lou, lui qui avait tant aimé « Metal Machine Music ». La liste des reproches est aussi longue que l’album – 88 minutes ! – et l’expérience ne convaincra ni les fans de Metallica ni ceux de Lou Reed. Les premiers menaceront de mort les seconds, qui traiteront d’incultes les premiers. Un commentaire sur Youtube résume plutôt bien ce triste consensus : « Quand j’ai fait écouter l’album à ma femme, elle a demandé le divorce, tué nos enfants, a kidnappé un bus d’handicapés, a foutu le bus dans un fossé et… et je comprends sa réaction ». En cas d’éventuelle réédition et à l’occasion de la sortie d’un nouveau Metallica, laissez-moi réparer cette injustice.

Le plaidoyer : I would cut my legs and tits off/je me couperais jambes et nichons”. Ouvrir un album sur cette phrase, fallait oser. Et c’est ça qui est louable d’entrée de jeu : avoir un Lou Reed qui, à 69 ans, se remet à bander. Qui ose emprunter de nouveaux sentiers plutôt que de se reposer sur ses lauriers – « Magic and Loss » (1992) et « Set the Twilight Reeling » (1996) étaient sympas mais recyclaient la même vieille formule. Depuis longtemps – réécoutez le live/lynchage « Take No Prisonners » (1978) – le mec a prouvé qu’il ne faisait de la musique que pour son propre plaisir/masochisme et s’en fichait pas mal de savoir ce qu’en penserait son public ou, pire, ses critiques. Qu’il décide d’embarquer le plus fameux groupe de métal dans sa galère n’est pas un hasard : qui d’autre saura repousser encore plus loin les sons de torture esquissés sur Sister Ray ? Lou est un produit de la Factory, un disciple indiscipliné de John Cage et, bien malgré lui, de John Cale, faux frère également adepte des expérimentations sinistres. Un artiste contemporain dont on va visiter chaque nouvelle expo sans oser lui dire qu’on ne comprend pas où on veut en venir mais en appréciant tout de même les provocations.

« I don’t have any fans left. After Metal Machine Music, they all fled. Who cares? I’m essentially in this for the fun of it. » (Lou Reed)

Oui, « Lulu » est trop long. Oui, il est quasiment impossible de l’écouter en entier sans saigner des oreilles – depuis 75, les orthophonistes doivent beaucoup à Lou Reed. Oui, on dirait une jam enregistrée sur Skype dans un cyber-café algérien. Oui, voix monotone + guitares répétitives et batterie lourdingue = bouillie informe (bizarrement, c’est en acoustique que les cordes d’Hetfield sonnent le mieux ici). Mais n’oublions pas, mesdames et messieurs les jurés, que la torture a du bon. Qu’on peut y prendre du plaisir. Qu’il ne s’agit pas ici de taper du pied mais de le prendre de la plus vicieuse des façons. « Lulu » est la bande-son d’une orgie qu’on a envie de fuir dès les premières minutes mais qui nous viole jusqu’à ce qu’on en redemande tellement c’est un mal pour un bien. Ca finit même par être fun : en nous racontant les mésaventures de la pire des vicieuses, Lou s’en donne à cœur joie et enchaine les punchlines crades (« I will swallow your sharpest cutter like a colored’s man dick » déclare-t-il sur un bon vieux riff à l’ancienne d’Hetfield). Et la plus grande extase vient lors du dernier morceau, la chose la plus excitante proposée par Lou depuis « Street Hassle » : les vingt minutes de Junior Dad (lol), sa basse entêtante, son harmonium, la voix grave d’un capitaine qui coule avec son navire et signe, sans le savoir, son chant du cygne. Après lui le déluge.

 “It’s maybe the best thing done by anyone, ever. It could create another planetary system. I’m not joking, and I’m not being egotistical.” (Lou Reed)

Le verdict : « Lulu » est l’œuvre d’un condamné qui offre un aperçu de l’enfer avant de s’y jeter pour de bon. Mesdames et messieurs les jurés, vous ne l’apprécierez qu’après avoir accepté votre propre mortalité. Ce n’est pas pour rien que Bowie la considère comme la meilleure chose jamais enregistrée par son ami Lou Reed. C’est en tout cas ce qu’a déclaré Laurie Anderson lors de l’intronisation posthume du Thin White Duke au Rock’nRoll Hall of Fame. Les morts savent.

RECKONWRONG SE SERT DE SES LÈVRES POUR TE MONTRER OÙ EST SA BOUCHE

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Les producteurs de techno font de la musique rien qu’avec un ordinateur. Souvent ils s’y mettent seuls, tâtonnent et lisent des tutos sur internet pour mettre au point leurs techniques, leurs habitudes. C’est comme ça qu’ils se différencient les uns des autres. Alex Peringer, lui, a d’abord appris la composition.

Son histoire pourrait commencer à 1h d’avion de Brixton, où il est né. A la rentrée 2012, le compositeur anglais Richard Ayres, qui vit aux Pays-Bas depuis la fin des années 80, le voit débarquer dans sa salle de classe du Conservatoire d’Amsterdam. Une décision de dernière minute, une nouvelle aventure qui l’a pris aux tripes par surprise en ouvrant sa lettre d’admission. Alex Peringer est accepté, il prend un aller simple pour Amsterdam.

Richard Ayres ne lui apprend pas à écrire la musique, ou pourquoi telle note serait plus belle qu’une autre. Ce n’est pas ça qu’on apprend en cours de composition. Ce qui lui va bien, il a rejeté depuis un moment l’idée que les morceaux compliqués sont les meilleurs. La technique est aussi « utile qu’intimidante » comme il dit, à mille lieux de l’instinct, de l’oreille et de la chance aussi. Richard Ayres lui apprend plutôt à développer sa créativité. Quand il rentre des cours, il allume son laptop, s’assoie devant son synthétiseur et s’essaie à la musique électronique.

En même temps qu’il met au monde Pez, son alias, il apparaît sur Soundcloud, on le découvre par hasard. A l’autre bout de la connexion, c’est le label hollandais Pinkman, dont le boss vient d’écouter la démo de Morton. Déjà, on écoute ses sonorités curieuses (Especially Fo You), rien à voir avec les musiques de danse purement fonctionnelles que l’on trouve au kilomètre sur le site suédois. Alex Peringer incarne le musicien moderne, le bagage théorique en plus.

Pour comprendre comment cet obsédé du pas de côté s’éloigne aujourd’hui d’une techno conventionnelle avec The Passions of Pez, que les plus érudits qualifient d’ “avant-pop”, il faut alors revenir à Londres.

Alex, pas encore Pez, pas encore Reckonwrong, n’a pas découvert la musique électronique aussi vite qu’on se tape la tête par terre à trop s’abrutir dans les mauvais clubs du quartier. Lui qui ponctue une phrase sur trois de « ha » ou de smiley le dit lui-même :  il était« plutôt un ado prétentieux ».

Enfant, il joue du trombone, du violoncelle, un peu de piano. Il se passionne pour Scriabin joué par Glenn Gould et On an Overgrown Path du compositeur tchèque, comme son père, Janacek. Et puis merde, à la fin. Même s’il s’intéresse de plus en plus aux petits trucs qui font les grandes oeuvres, Alex a 14 ans et va voir Death From Above 1979 et ça lui change la vie. Ce soir-là, Jesse Keeler est le truc le plus dingue de la terre. MSTKRFT qu’il forme ensuite le fait glisser vers la musique électronique, comme aussi les émissions de radio de John Kennedy sur XFM et celles de Mary Anne Hobbs sur Radio 1. Mais pas que. Sur son premier iPod, on trouve aussi Throbbing Gristle à côté des Libertines, entourés de morceaux de Venetian Snares qu’il télécharge sur les plateformes suspectes de peer-to-peer ou les forums spécialisés.

Comme tous les ados du début des années 2000, Alex Peringer est une éponge, il se nourrit de tout, de musique classique autant que de musique indie ou électronique et trouve sa singularité : autant ne pas choisir son genre et tout ingurgiter, par honnêteté. Une démarche qui lui donne toujours un temps d’avance sur l’auditeur, si l’on écoute son dernier mix pour FACT Mag jusqu’au bout. On y croise Ron Hardy, Psychic TV, I Jahbar et Shit & Shine, des noms qu’on auraient pas imaginé jouer des coudes dans un seul mix avec autant d’évidence. Pour ce roux aux cheveux courts qui ne cesse de sourire en racontant son histoire, c’est normal : « l’ambiance super morose, sérieuse, qu’on retrouve dans pas mal de musique d’aujourd’hui, ou toute la techno industrielle qu’on peut écouter en ce moment, me rebute pas mal. Emotionnellement, c’est tellement irréaliste. Et souvent, c’est pas très amusant ». Un point de plus pour Reckonwrong.

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On l’entend souvent, pour être le roi du monde il est conseillé de commencer par son quartier. En 2015, alors que tout son entourage a quitté Amsterdam, qu’il perd son temps dans le café qui l’emploie, le voilà revenu à Londres. Il s’y sent mieux, retrouve ses amis et l’ambiance des clubs qu’il aime, moins distant que ceux qui fleurissent aux Pays-Bas. Il ne revient pas les mains vides, il a dans ses bagages l’intégralité de son premier EP pour Whities, prêt à sortir à peine descendu de l’avion qui le ramène à la maison.

Programmateur des Boiler Room à Londres et présentateur sur NTS de l’émission 88 Transitions, Nic Tasker vient de prendre les commandes du label, sous-division de Young Turks (Jamie XX, FKA Twigs…). A écouter les gémissements fainéants du très post-punk Magical Journey, Reckonwrong amène tout de suite une autre dimension au label, déjà bien fourni en révélations (Terron, Minor Science). Il apporte un peu plus de dérision, d’humour dans un genre qui s’y croit souvent un peu trop. Il dénote si bien que FACT Mag, encore eux, le choisit dans la liste des 10 producteurs à suivre en 2016. Sa musique a pris de l’épaisseur, elle est maintenant riche et généreuse. Et surtout, Alex Peringer prend confiance en lui.

Sur la pochette de The Passions of Pez, il pose torse-nu sous sa veste, une rose à la main, façon Blitz Kids de la techno. Il a quelque chose d’Arto Lindsay, il me cite la phrase qu’il préfère du pape no-wave. Elle se trouve dans More Light des Ambitious Lovers: “I use my lips to show you where my mouth is”. Bien vu, on n’aurait pas pensé à lui donner la parole s’il ne s’était pas mis, lui aussi, à dire quelques mots par dessus sa musique. Quand on sait qu’il zézaye, on s’étonne même de ne pas trouver sa voix noyée sous une tonne d’effet, comme avant.

The Passions of Pez est une chanson bancale, un morceau ultime pour les désossés, les désarticulés qui attendent autre chose qu’un banger bête et méchant sur les pistes de danses. “J’ai envie d’aller plus loin dans cette direction, même si j’ai commencé par travailler sur The Passions comme un titre de club. Ca a eu du sens d’apporter ce côté pop à un moment, en ajoutant les paroles. Pour être honnête je trouve toujours que c’est un titre club, mais un titre club un peu chelou”.

Comme tous les musiciens qui débutent, Alex pense déjà à la prochaine sortie, “ha”, mais n’est pas encore vraiment satisfait du résultat. Parfois, l’impatience prend le dessus mais une petite voix lui dit de prendre son temps. On revient à Richard Ayres, son professeur qui lui avait conseillé de toujours aller en musique là où il y a le plus de caractère, loin de ce qu’on attend de lui. Une bonne idée quand on est loin d’avoir tout dit, qu’on chante “ne t’en fais pas chérie, ça pourrait très bien tomber à l’eau” et que sa discographie est encore courte comme 3 EPs.

Reckonwrong // Whities 009 // (Whities)
https://soundcloud.com/reckonwrong

 

 

Justice : le grand disque de monsieur et madame Toulemonde

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David contre Goliath. Dix trente trois tonnes roulant en marche arrière sur un paraplégique bac +15. Le poids de tous les Américains condensés dans un gigantesque stratocumulus prêt à déverser un torrent de graisse sur le petit Nicaragua. On pourrait encore s’étendre en métaphores sur le troisième album de Justice qu’on n’arriverait pas précisément à expliquer comment ces deux Français, que tout prédestinait pourtant à devenir chefs de projet d’un bureau design de province, se retrouvent presque dix ans après leurs débuts à l’affiche de Pitchfork, du NME, du Guardian, Fact Mag et autre Quietus. Le coup de la success story internationale ayant déjà été réalisé par un autre binôme français vingt ans plus tôt, reste à comprendre comment ce rouleau compresseur est parvenu à transformer un vulgaire dos d’âne(s) en propulseur aérodynamique.

Bis repetita

Succès commercial, « Woman » l’est. Artistiquement, et au risque de se faire caillasser par l’amicale des réfractaires au charts du Billboard, il l’est aussi. Ne suffit que d’un seul titre (Randy) pour comprendre qu’on est face à une mécanique industrielle où chaque mesure coûte à elle seule plus chère que tous les disques indie qui ne trouveront jamais le chemin des caisses de la Fnac ; et que si bien des choses sont à dire sur cet investissement, n’en reste pas moins qu’on trouve dans ce hit tous les ingrédients du blockbuster à même de fédérer tous les voisinages : le featuring sorti de nulle part (le castrat Morgan Phalen, venu du mystérieux groupe Diamond Nights dont le dernier album date de… 2005), la science du break féroce pile au milieu du morceau pour remettre une pièce dans le flipper sur le dancefloor et, bien sûr, le coup des violons empruntés au générique du Champs Elysées de Michel Drucker qui stimule l’inconscient collectif et rapproche l’internaute trentenaire des années 80 comme une grosse paire de couilles avec des paillettes dessus. Sociologiquement, sémiologiquement, musicalement même : masterpiece.

Sans transition, c’est là que les avis divergent. La critique musicale ayant appris l’écriture chez Télé Poche encense sans même avoir écouté le disque ; certaines poches de résistance geignent ça et là sur l’impression de recopié-recollé, évidente, qui ferait de « Woman » une gigantesque supercherie. Les deux avis se valent. Mais pendant ce temps là, le grand public, celui qui souhaite oublier tout ce qu’il n’a jamais voulu savoir sur les notions d’héritage, de patrimoine musical et de technique, danse. Il danse tellement pour oublier l’époque vide que « Woman », ce grand disque pour amnésiques, en devient même l’arme ultime. Randy est un tube qui aurait pu sortir en 1985. Oh certes, ce n’estt pas aussi diabolique que le Starboy de The Weeknd avec les Daft Punk (tiens tiens), mais c’est un tube quand même. Et pas la moitié d’une éprouvette si vous me permettez. Rajoutez les suites d’arpèges de Bach sur Heavy Metal (Bangalter et Guy-Man avaient déjà fait le coup sur Aerodynamic), les claviers empruntés à Supertramp sur Pleasure, la prod à la façon de Quincy Jones sur l’ensemble des titres, les chœurs de Air sur Chorus (sic), les séquenceurs de Giorgio Moroder (TIENS TIENS) sur Alakazam; c’est presque digne d’un réunion show anachronique à la Jerry Seinfeld et le maquillage est si parfait qu’il suffit alors de retourner la casquette pour transformer un gamin loser des années 80 en super héros quadra des noughties.

Un disque ambitieux malgré tout

On entre alors dans la seconde partie de cet article, et pourquoi le travail de recyclage opéré par Gaspard Augé et de Xavier de Rosnay, à travers qui la lumière passe sans entraves tant ils sont transparents, est un coup de génie. Premièrement, ce n’est pas le premier du genre, et cela rend cette réussite worldwide encore plus méritante. Avec Pedro Winter, leader maximo d’Ed Banger et ancien manager des Daft Punk, les élèves ont été à bonne école. Il en résulte donc un disque qui, point par point, reproduit ce qui faisait le succès de « Random Access Memories ».

Le leak du premier titre Safe and Sound, joué au début de l’été et, par hasard, lors d’un festival avec Pedro aux platines, rappelle férocement le teasing de Coachella où la foule découvrait Nile, Pharrell et les deux robots casqués dans un spot pub (appelons ça un clip) dévoilant l’entrejambe de ce qui allait devenir le carton mondial de 2013.

Le virage « paquet de pognon », ensuite, et les gros moyens studio mis sur la table pour endiguer le relatif échec de « Audio, Video, Disco », à peine bon pour jouer au frisbee avec un chien cul-de-jatte, qui prouvent que Justice s’inscrit dans les pas de ses ainés délaissant les ordinateurs pour louer la splendeur de vrais instruments joués par d’ex taulards de Bambi. Sans tomber dans la conspiration, il y a ici mimétisme, jusque dans la piste de pré-cloture (Love S.O.S.) qui résonne en écho au Contact des Daft. Est-ce grave ? Peut-être pas. Est-ce bien ? Oui. L’article est-il fini ? Non.

A l’image d’un Tsunami dévalant sur un peuple qui n’achète plus de disque, le plus important concernant « Woman », ce sont bel et bien les répliques. Les avis lus ici et là, et notamment celui des plus opposés à cette musique de machinistes ne méritant pas le respect au prétexte qu’ils ne sont pas vraiment musiciens (l’opinion ras de visière façon Patrick Eudeline), sont aussi stupides que ceux produits dans la presse rock au milieu des années 2000, quand la vieille garde journalistique mettait en garde le public contre Internet et le risque de dilution du talent dans l’embarras du choix. Idem pour la critique selon laquelle « Woman » n’inventerait, fondamentalement, rien (ce qui est vrai, au demeurant) et ne serait qu’un plagiat composé par des nègres-requins de studio aux physiques moins bavards. Après tout, personne ne s’est jamais offusqué que le solo de Beat It de Michael Jackson soit l’œuvre de Van Halen ou que la magnifique ligne de Pedal Steel du Fragments of Time n’ait pas été jouée par les Daft Punk eux-mêmes. Et on ne vous fera pas l’offense de vous répéter à quel point les Stones ont jadis pompé Muddy Waters à la ventouse, ni comment Clapton a su faire carrière grâce à Robert Johnson, et encore moins à quel point l’histoire de la pop a les gencives qui débordent d’influences cachées sous le tapis.

La jingle-music

Oui, c’est vrai, « Woman » est un disque dont les dents rayent le parquet du dancefloor. Qui pue le pognon, avec l’envie d’être un disque-Ebola contaminant la planète à force d’être passé de main en main. Et dont l’essence même est d’être un album au marketing bien huilé dont les titres ont été distillés au compte goutte pour faire monter le baromètre jusqu’à l’explosion du cadran. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Il s’agit peut-être simplement d’un objet à l’image de son époque, et avec assez de refrains obsédants pour qu’on puisse, une fois n’est pas coutume, oublier de penser la musique au moment où on l’écoute. La plus grande injustice, alors, est peut-être de considérer ce « groupe » comme illégitime pour la simple raison qu’il berce l’auditeur avec des musiques de pub dont la finalité n’est autre que de vendre un produit désincarné, holographique et hédoniste. Faussaires dans la fausserie ou simples miroirs translucides de l’époque selfie, en 2016 Justice est partout, mais la vérité, nulle part.

Justice // Woman // Because
http://www.edbangerrecords.com/site/justice/

FRANCOIS CLUB Le jeune homme bleu

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Repéré de fraîche date par les scouts de Rain of Asteroïds, et identifié par l’Internationale de ceux qui savent comme une belle comète dans la galaxie des décalés très doués, François Club est probablement le transfuge le plus intrigant de la tribu Aquaserge. Surréel en live, candide et nonchalant sur disque, notre désinvolte-pop touche au cœur à chaque fois et de façon suffisamment régulière pour aller y voir de plus près. Interview.

François Club 4

François, une part non négligeable des artistes de ta génération cultive un éclectisme parfois étrange, en mariant la carpe et le lapin, pour un résultat hybride dont la somme des parties transcende rarement le résultat final. Mais l’audace et le décomplexé semblent être des tendances lourdes. T’inscris-tu dans la tendance ? Pourquoi ?

Je vois ce que tu veux dire, pour le meilleur et pour le pire, tendance fourre-tout, sans origine, désincarnée, catastrophe… je vois, je vois ! Je ne m’inscris dans aucune tendance, à ce niveau, c’est clair, je suis mes envies et mes fantasmes et d’aussi loin qu’il me souvienne, j’ai toujours varié les influences. Anecdote plutôt drôle, quand dans mes années étude au Conservatoire de musique en Electro-acoustique, je jouais parallèlement dans Aquaserge, j’allais danser en rave jusqu’à pas d’heure, et sans avoir dormi, les dimanches je chantais dans une chorale de musique classique. Je reste attentif aux trucs mais dans une certaine mesure en suivant mes envies !

La référence est également la norme, et tes productions n’échappent pas à la règle. Quels sont, chronologiquement, les inspirants qui ont fait de François Club, euh… François Club ?

Pour François Club, je me suis inspiré des mecs comme Tellier ou Katerine, qui sont des références majeures, dans la pop hexagonale ces 15 dernières années. Je pourrai aussi citer Yellow Magic Orchestra ou Todd Terje pour le coté space disco futuriste ou Elli et Jacno ou Talking Heads, pour répondre à quelque chose de plus new-wave. On me compare souvent à Alain Chamfort, à Etienne Daho, c’est bizarre, mais je ne les ai jamais trop écoutés !

D’ailleurs, pourquoi « Club » ?

François Club part d’un malentendu. Un jour je parlais avec un mec qui sans faire exprès a transformé Franz O Clock (mon ancien projet) en François Club. J’ai alors imaginé François Club, et pleins de choses me sont apparues comme évidentes, la musique, l’onirique, les visuels, le personnage … je me suis dis que tout ça s’alignait bien et tout est allé vite : j’ai fait plein de démos en quelques jours, chanté en yaourt et puis j’ai laissé stagner. J’y suis revenu quelques mois après, j’ai pioché les trucs raccords qui me paraissaient bien, mais rien de prémédité ! Il y a aussi Transatlantique que j’ai co-écrit avec Pieuvre (Convex) de Toulouse. Pour celui-là aussi c’est allé assez vite, on était tout excité, on dansait dans le salon quand le truc est sorti ! François Club, ça se danse, c’est un truc qui claque, un peu rétro, quelque part entre nostalgie et le future beat, Une réalité fantasmée, un décor au néon et des claps de 707 sur les contre-temps. Mais ma musique n’est pas absurde ou ironique, pas plus qu’anachronique. Plus, sûrement, dada ou surréaliste !

Et les 80’s ?

Oui c’est ce qu’on dit de ma musique, mais je ne le fais pas exprès. Je suis un enfant des années 80, je les ai traversées et j’en garde plein de souvenirs : ma mère qui écoutait les groupes avec son brushing, en faisant de la gym… Nous dansions ensemble ! J’enregistrais la radio, que j’écoutais très fort dans le walkman à cassettes. En réalité, les 80’s c’est aussi et heureusement autre chose; c’est tellement riche quand tu creuses; Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Afrika Bambata… Tellement de groupes et de nouveautés, c’est vraiment très riche : punk, rap, la early techno… c’est froid, c’est stylé, c’est international et c’est donc fin de siècle ! We are the 80’s !

En investiguant un peu, on découvre que tu as croisé quelques figures repérées de la nouvelle scène française (Burgalat, Aquaserge, Julien Gasc, Julien Barbagallo, la Souterraine…). Peux-tu nous raconter ?

Oui en effet j’ai joué avec Aquaserge de 2008 à 2011, forcément, ça rapproche avec tout le milieu qui gravite autour. On a joué, tourné aux Etats Unis, en Europe et c’est lors de ces voyages que j’ai été amené à rencontrer Bertrand Burgalat, Stereolab, April March… Tout ce milieu qui gravite autour de « la bande de Toulouse ». C’est en quelque sorte la base, Toulouse, l’aire de repos, c’est là bas que je viens me ressourcer. Aquaserge m’a beaucoup apporté ! C’est avec eux que j’ai réellement fait mes armes, ils sont hyper-créatifs et hors-cadre. EtJulien Gasc est aussi un ami de longue date, c’est avec lui que j’ai commencé la musique à 16 ans. On avait un groupe de punk, Muddle, c’était vraiment grandiose les week-ends ! Maintenant ça fait deux ans que je vis à Paris, j’ai eu d’autres ouvertures, avec d’autres milieux : Nicolas Lockhart qui a produit mon premier EP « Paramilitaire », Ricky Hollywood, Judah Warsky avec qui je partage beaucoup de visions post disco, Abraham du label Mind Records (Bataille Solaire/Bernardo Feminielli…), les artistes de la Souterraine aussi…

Tu es co-programmateur du Festival le Maska Souterraine. Peux-tu nous le présenter ?

Tout part du Maska, un petit coin de paradis dans le Gers, de mon ami Luc, qui en est l’heureux propriétaire… C’était en 2014, j’y suis parti pour une mois de résidence avec mes vieux synthés et cette idée naissante de François Club. L’année d’après on a décidé de travailler sur la prog et sur l’organisation du Festival avec Vincent, un autre ami de longue date, qu’on baptise Maska Souterraine. L’idée ? Fabriquer un festival à échelle humaine, avec des artistes underground et émergents tels : Eddy Cramps, FOCA, Remi Parson… Et d’autres comme Hyperclean, Dick Annegarn, Kunzu….

Si tu imaginais ton année 2017, que se passerait-il idéalement et que va-t-il se passer réellement ?

2017 va être une année charnière pour François Club car j’ai eu pas mal de bonnes critiques à la sortie du premier EP et des 4 clips. Là je suis en train de terminer l’enregistrement de mon deuxième EP ! Je travaille avec Emmanuel Mario d’Astrobal qui le produit. Les nouveaux morceaux assurent la continuité du premier. Je vais sûrement faire une campagne de Crowdfunding afin de financer la création du disque. J’en dirai plus la prochaine fois !

https://francoisclub.bandcamp.com/releases

Da ! Heard It Records s’offre un film DIY de 26 minutes

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En regardant le documentaire Netlabel & Culture Libre, vous aurez peut-être comme nous l’impression de découvrir un monde dont vous ne soupçonniez jusque là pas l’existence, et où des trentenaires aux physiques tous plus inquiétants les uns que les autres s’évertuent à oublier le monde normal (CDI, cotisations retraite, litière pour le chat) en se réunissant lors de rituels fluorescents où ils éventrent gratuitement des machines (des Dictées Magiques et des GameBoy, surtout).

On pourrait dès lors en conclure que ces Da ! Heard It Records est un collectif de zinzins inadaptés au monde moderne – tous les disques sont en téléchargement gratuit – alors que c’est finalement l’inverse ; chacune des sorties étant l’occasion de constater à quel point Bozoo, le patron du label, est un mercenaire du chiptune et les groupes signés (Infecticide, Eat Rabbit, Sidabitball, etc) une alternative miraculeuse à la « musique normale », à la fois mercantile, classique, bref, chiante. Cette bonne bande de tarés ayant compris que le DIY, au quotidien, est à peu près aussi sexy qu’écouter Taylor Swift au réveil, le documentaire réalisé par Max Parasite vous permettra d’oublier deux secondes tous les chanteurs interchangeables Uniqlo et vous y croiserez des Allemands déguisés en robots, des artistes fringués comme des bites de l’espace et presque autant de gens dans la marge qui espèrent un jour pouvoir composer de « la coldwave au biniou ».

Pas sûr que le terme « punk » colle finalement à la démarche du label Da ! Heard It Records, on aurait davantage pensé à « psychiatrique » pour qualifier les dix premières années d’activité. Evidemment, tout le monde sait que les vrais fous sont enfermés à l’extérieur. Et pendant ce temps, ce collectif continue de faire un boucan à l’intérieur de la clinique du bizarre. Pitié, que personne ne leur donne de médicaments !

http://www.daheardit-records.net

50 ans de Rock & Folk selon Laurent Chalumeau

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C’est la publication de l’interview de Philippe Garnier sur Goodis qui l’a fait revenir à la charge. « Bon, du coup, vous ne vous êtes guère servi du Q&A que nous avions fait. J’avais pourtant trouvé vos questions intéressantes (pointues juste ce qu’il fallait) et ma foi, j’y avais répondu avec toute la sincérité possible. »

AVT_Laurent-Chalumeau_7731En septembre dernier, Philippe Manœuvre m’a donné pour mission d’écrire l’histoire du journal… pour le journal [Thomas Florin est également journaliste à Rock & Folk depuis 2011, Ndr]. Évidemment, cela nécessitait des interviews, mais j’en avais fait trop, ou pas assez, pour réellement les utiliser dans mon article. De ce fait, les témoignages étaient passés plus ou moins à la trappe : la superbe interview d’Isabelle Chelley, qui en plus d’avoir été hilarante, résumait à elle seule la relation que chaque lecteur possède avec Rock & Folk. Ou la conversation téléphonique de deux heures avec Philippe Paringaux, où l’impression de parler a un homme en exil, Chateaubriand depuis l’outre monde, prenait le cœur minute après minute. Mais c’était ainsi : pour raconter cette histoire, il fallait se l’approprier. Ce que j’ai fait, comme on peut le faire quand on est le cadet d’une équipe : discrètement, sans en avoir l’air.

Donc Laurent Chalumeau voulait que l’on publie l’interview, sinon il menaçait de le faire lui même. C’est assez rare et motivant. Mais cette interview semblait un peu « robotique », car opérée par email. Lui avait refusé de me rencontrer dans un premier temps : « Je préfère les interviews par écrit, ainsi je suis certain qu’on ne déforme pas mes réponses. » Je suis repartie à la charge, et il a accepté que l’on se rencontre, mais de manière informelle. Ce qui est arrivé, au Wepler de la place de Clichy. Il est arrivé légèrement en retard, très smart, avec ses petites lunettes. On portait la même chemise Lévis, lui en bleu, moi en blanc, ce qui devait nous donner un air un peu tarte. Il a beaucoup parlé de Gonzaï, dont il est un lecteur assidu. Puis a dit quelques belles choses, sur Manœuvre – qui abandonne la rédaction en chef, un scoop Technikart, le « système » Paringaux, le fait qu’étudiant, son rêve n’était pas « d’atterrir rue d’Ulm, mais Rue Chaptal ». Ce mini portrait me semblait important, afin de réinjecter un peu d’humains à ses questions quelque peu mécaniques.

Quel est votre premier contact avec Rock & Folk?

Je n’en suis devenu lecteur assidu que quand j’ai eu quinze, seize ans, donc en 75 ou 76. C’est à dire pile-poil quand s’ouvrait ce qui allait être l’âge d’or du journal. Des plumes démentes. Des tirages et des ventes qui paraissent impossibles aujourd’hui. En 78 et 79, je le lisais pendant les cours en hypokhâgne et khâgne au lycée Condorcet et je savais que c’était là que je voulais entrer. Pas à Normale Sup.

Quels types de lecteur étiez-vous du journal ?

Passionné et passionnel. Je lisais et relisais les articles de Garnier et Manœuvre, comme pour en briser le code, convaincu que c’était ça qui, combiné avec les disques eux-mêmes, allait me permettre de trouver ma voie, ma voix, ma place dans le monde.

Vous avez dit à Christophe Quillien que vous faites partie de la première génération étant devenue Rock Critic par vocation. En quoi cette génération divergeait des Manoeuvre, Garnier, Ducray et des autres?

Eux, ils inventaient la route au fur et à mesure. Ils avaient quelques repères anglo-saxons, mais ils construisaient tout quasiment à partir de rien. En totale liberté, inconscience et innocence. Gorin et Assayas, pour ce que j’en sais, connaissaient non seulement la rock critique française, mais aussi les plumes de Rolling Stone ou du NME. Moi, mon anglais à l’époque ne me permettait pas d’aller me nourrir à ces guichets-là. Mais je connaissais bien le travail de mes ainés français. Donc mécaniquement, nous étions plus conscients, « self-conscious », même, comme on dit en anglais. Et certainement moins innocents. J’observe un peu la même chose chez les auteurs de comédie à la télé. Sauf que là, avec de Caunes, Albert Algoud, Bruno Gaccio, Benoit Delepine, Jean-François Halin, toute la clique du « Canal historique », c’était nous la première génération « pionnière » qui nous retrouvions à écrire pour la télévision par accident, sans en avoir jamais rêvé, et presque par défaut, faute de pouvoir exaucer d’autres ambitions. Avant nous, ce n’était pas un métier qu’un jeune pouvait avoir envie de faire. Et puis on a vu arriver une nouvelle génération. Les mecs n’avaient pas écrit un mot, mais ils savaient déjà comment fonctionnait la SACEM. Gorin, Assayas et moi, on a peut-être pu faire cet effet-là aux lascars qui nous avaient précédés et qui avaient ouvert la ligne. Des jeunes qui se pointent une fois que la route est goudronnée, sans savoir ce que ça a été de débroussailler à la machette.

« Je suis entré à Rock & Folk à un article (atrocement mauvais d’ailleurs) sur Leiber & Stoller. »

Comment êtes-vous entré au journal ?

Grâce à un article (atrocement mauvais d’ailleurs) sur Leiber & Stoller, qui constituaient alors l’une de mes rares zones d’expertise, moi qui à l’époque et pendant encore de longs mois, même après avoir rejoint le journal, brillais surtout par mes lacunes et mon inculture rock. Il n’est pas passé tout de suite. Mais sur la foi de ce texte, pourtant fragile, Paringaux m’a confié la rédaction de six ou huit pages sur Bowie. Un « sujet couverture ». Ça avait été remarqué, car à l’époque, c’était un honneur qui ne revenait qu’à des plumes confirmées. Les nouveaux venus passaient en principe de longs mois à végéter dans le compte rendu de concert et la petite chronique de disques signée d’initiales, avant de mériter de voir leur nom imprimé en toutes lettres. Professionnellement, j’ai eu d’autres bons moments depuis, dans divers domaines, mais je n’ai jamais rien éprouvé de comparable au bonheur que la parution de ce numéro m’a procuré.

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Gorin dit : « Assayas avait le Rock anglais, Chalumeau, le Rock américain, j’étais entre les deux« .

Il est trop modeste. Gorin s’y connaissait mieux que moi en rock américain. C’est sans doute toujours le cas. Après, à l’évidence, une fois que je me suis installé aux États-Unis et surtout, une fois que j’ai commencé à aborder mon boulot un peu sérieusement, en étant sur place, j’ai eu un accès plus rapide à certaines choses. Donc je pouvais donner l’impression de confisquer le sujet. Gorin dans mon souvenir avait un goût très sûr, en plus de sa plume si élégante et alerte. Moi j’ai un goût de chiotte, mais je ne pense pas que ce soit un problème, parce que les gens le savent et corrigent d’eux-mêmes, je crois. Quand on apprécie mon travail, ce n’est pas pour la justesse de mes prescriptions ou l’extralucidité de mes découvertes. En revanche, les arguments que je fournis pour défendre mes enthousiasmes parfois hasardeux peuvent, eux, parfois, être intéressants. Ou du moins originaux.

Comment était la rédaction à l’époque?

Comme vous savez, très vite, j’ai cessé d’y passer, me trouvant à 6000 bornes. Franchement, il n’y avait pas de camaraderie ou de confraternité. Ce serait parano et calomnieux de dire que Paringaux y veillait, mais disons, et c’est un understatement, qu’il ne faisait rien pour encourager le team building. Les egos de tout le monde faisaient le reste. La complicité et l’entraide, je les ai trouvées chez les mecs de Best. J’étais très ami avec Christian Lebrun et Embareck. Je suis toujours ami avec Dordor et Lenquette. Ce sont eux qui m’ont accueilli dans le métier, eux qui m’ont encouragé et aidé. C’est grâce à Bruno Blum que je me suis retrouvé à dîner avec Jagger et Charlie Watts en 82, juste tous les quatre. Je ne vois pas qui à Rock & Folk aurait pu me faire ce cadeau.

« Le « je », sauf exception rarissime comme Emmanuel Carrère qui en fait un usage qui profite au lecteur et au sujet, est qu’on le veuille ou non plutôt à bannir. »

Il y a une rupture pour vous, que vous avez beaucoup raconté : l’interview de Billy Gibbons (ZZ Top) qui vous fait vous dire qu’« il fallait travailler les sujets ». Ma question est : comment vous êtes-vous détaché des influences de Manoeuvre et Garnier, que l’on sent très présentes chez vous au début, comme si vous tentiez d’allier les deux, pour trouver le style Chalumeau?

RAF193p01Je n’ai pas du tout honte d’avoir autant pastiché (d’aucuns diraient « plagié ») Manœuvre et Garnier. Je crois que Garnier s’en foutait à l’époque et ça ne nous a pas empêchés de devenir très proches depuis. Je peux en revanche complètement comprendre et respecter que ça ait agacé manœuvre sur le coup. Surtout que des bonnes âmes, trop contentes de m’instrumentaliser à mon insu pour régler leurs propres comptes avec l’insolent « cheapthrilleur », se chargeaient, je crois, de le lui signaler et certaines, de lui faire valoir qu’un remplaçant possible lui avait été trouvé. Ça ne favorise pas les relations. Mais c’est vraiment, compte tenu de ce que j’avais en main et, plus encore, de ce qui me manquait, la meilleure méthode que je pouvais appliquer. Ça m’a permis de tenir et de faire illusion jusqu’à ce que mon propre « son », comme dirait Elmore Leonard, se fasse enfin entendre. En fait, ma petite musique à moi a commencé à vraiment retentir le jour où j’ai tout simplement décidé de proscrire ce que Manœuvre et Garnier avaient en commun et que j’avais du coup dupliqué de façon abusive et outrancière : le « je ». Du jour où j’ai cessé de dire « je » et de me mettre en scène à la pseudo Gonzo dans mes articles, j’étais sauvé. Le « je », sauf exception rarissime comme Emmanuel Carrère qui en fait un usage qui profite au lecteur et au sujet, est qu’on le veuille ou non plutôt à bannir.

Puis, j’aimerai que vous me racontiez, même succinctement, vos années Canal, car vous vous y retrouvez entouré de gens de Rock & Folk. Vous formiez une bande? On a du mal à imaginer ça, de l’extérieur.

Là, en revanche, il y avait de la camaraderie. La mouvance Rock & Folk (qui s’incarnait en et autour de Lescure) était moins patente à Canal, du moins aux programmes, que la mafia d’Actuel, accueillie à bras ouverts par De Greef avec le profit et les réussites que l’on sait. Mais sans idéaliser et tout en rappelant qu’il y avait des chapelles, des rivalités et des inimitiés, globalement, c’était quand même plutôt la grande famille, et comme nulle part ailleurs avant, pendant et depuis.

Pour finir, qu’est-ce qui vous a poussé à réécrire pour Rock & Folk cette année, à un moment ou l’on a vu Garnier réécrire sporadiquement, mais aussi Éric Dahan?

C’est Manœuvre, le jour de la crémation de notre grand ami commun Alain De Greef qui m’a dit : « alors, quand est-ce que tu nous fais un papier ? Et sur quoi ? ». Le seul disque récent que j’avais aimé, c’était celui de Daniel Romano. Donc j’ai proposé de faire un portrait du gars. Le chef a dit oui. Je pense que le sujet lui importait peu. J’ai adoré avoir comme ça des textes à nouveau publiés dans Rock & Folk. Ça m’a procuré quasiment le même plaisir qu’à l’époque. J’adore ce journal. Je lui dois tellement, à tant de niveaux, à divers âges, et dans tant de registres. Je ne sais pas être autre chose que sentimental à propos de ce journal. Et je serai éternellement fier d’y avoir fait mes classes.

Les « Hantises » de Jacques Duvall, dix ans après

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Hantise, nom féminin : Souvenir ou pensée triste et morbide dont on ne peut se défaire malgré sa volonté.

FRVR02-HANTISES-NEW.inddComme de tout temps, l’époque est aux anniversaires. Ces jours-ci, c’est le chiffre dix qui est à l’honneur. Dix ans de Pan European Recordings, In Finé, Gonzaï même, mais c’est aussi une première décade terminée pour Freaksville, le label belge le plus indescriptible qui soit, et dont nous faisions alors la connaissance au moment même où nous faisions nos débuts. Un disque, plus particulièrement, allait retenir en 2006 toute notre attention : « Hantises » de Jacques Duvall, disque d’ambulancier pyromane où celui qui était jusque là resté tapi dans l’ombre pour d’autres (Banana Split et Les brunes ne comptent pas pour des prunes de Lio, oui c’est lui, mais c’est l’arbre qui cache la forêt à syllabes) décochait neuf balles en or dans une époque plus prompte à célébrer le rock anglais que les cowboys belges désossant la vieille Buick dans des versions blues minimalistes.

Il est du reste intéressant de noter que la hantise est un mot féminin. Nulle doute que Duvall, dont la carrière en tant que parolier s’est souvent matérialisée dans la gorge (sic) de ses chanteuses (Marie France, notamment) saurait en apprécier toute l’ironie. Mais cette fois là, pas de paravent ni de subterfuge : c’est Duvall qui tient le micro et gueule ses textes, dans la droite lignée du talkover Gainsbourien avec ce râle de colère typique du blues en plus, sur un disque enregistré dans un coin paumé de Liège en une après-midi à peine. Miraculeux, on ne sait pas, mais disque de miraculé, certainement. Evidemment, et comme on n’explique jamais vraiment parfaitement ni les bonnes blagues belges ni les tours de magie, l’interview qui suit n’explique pas tout de cette impression inexplicable qu’on avait trouvé le disque du cowboy next door, celui qu’on pouvait croiser en prenant un Thalys, assis en terrasse ou au bar d’un bordel. Peut-être étions-nous dix, cent, mille peut-être, à trouver cette Hantise délicieuse. Dix ans après, et alors que Benjamin Schoos, patron de Freaksville et homme orchestre derrière Duvall, réalise ses exercices d’aérobic en caleçon dans mon dos, Duvall et moi tentons de revenir sur cet accident qui allait paradoxalement sauver des vies.

Hello Jacques, te rappelles-tu comment tout a commencé pour « Hantises » ?

Euh, tu ne veux pas qu’on fasse plutôt une interview sur comment j’ai rencontré Marie France ?

Ahem, non parlons plutôt de toi [je suis à ce moment là dans l’incapacité d’expliquer au grand Jacques que j’ai trouvé son dernier album pour Marie France, le bien nommé « Marie France chante Jacques Duvall », inécoutable], on y reviendra plus tard.

Ah, okay.

Il se trouve que 2006, c’est une année aussi importante pour nous car c’est aussi celle de nos débuts et c’est par cet album qu’on est entré dans la troisième dimension Freaksville, après quoi on a pu découvrir Marie France et tous ces artistes hors normes.

Oui oui, je me souviens de ce moment… Est-ce que tu sais que Benjamin [Schoos] et moi on s’est rencontrés à cause de la country music ? Il était occupé à préparer un album avec des reprises du genre, et comme il y a très peu de fans de country, on s’est retrouvés un soir après un concert de Miossec au Botanique et on a commencé à bosser sur deux-trois adaptations. Sont passés quelques mois et j’ai finalement reçu un jour dans ma boite mail les backing tracks de ce premier album qui n’existait pas encore. Benjamin m’y expliquait qu’ils avaient composé ces morceaux sans savoir trouvé le chanteur, et donc, ils me demandaient si cela m’intéressait. Alors bon j’écoute, persuadé que j’allais botter en touche et puis, en écoutant, je me dis que putain non, je ne peux vraiment pas laisser passer un truc pareil. Je me souviens très bien, à l’époque j’avais deux colocataires à la maison, et moi leur disant : « je vais à Liège pour enregistrer un truc, on va voir ». Moralité je suis parti là bas avec neuf textes et suis rentré le soir même en leur disant : « bah voilà, on a fait un album ». On avait même trouvé le temps de shooter la pochette dans le restaurant où l’on avait été le midi, chez un Chinois sosie d’Henri Salvador.

C’est donc le disque le plus rapidement enregistré de toute l’histoire ?

Quasiment ouais. Ca m’a évidemment surpris, d’autant plus parce que je sortais du schéma inverse, du temps où la variété avait plein de moyens et où on t’envoyait pendant des mois en studio. Aujourd’hui il n’y a plus que Polnareff pour avoir accès à ces conditions d’enregistrement…

« Il m’arrive très souvent de vivre personnellement des choses que j’ai écrite avant. »

Si je bossais pour la presse people façon NME, je dirais même que « Hantises » est un peu l’album qui t’a sauvé la vie… De l’extérieur on a l’impression que tu étais au fond du trou.

Oui. Et c’est d’ailleurs « rigolo » car j’y ai repensé récemment. Il est vrai de dire que j’ai été au fond du trou, j’ai habité quelques mois chez Dan Lacksman, ingénieur du son des albums de Lio – le mec qui a vraiment trouvé le son, c’était lui, no offense pour Marc Moulin – et c’est une époque où oui, j’allais super mal. Mais c’est précisément au moment où j’étais éventuellement prêt à refaire quelque chose que Benjamin est sorti de nulle part, comme par hasard. Juste avant cette prise de contact, je bossais avec Bashung qui devait faire un duo avec Jane Birkin. Lui aussi pensait à faire un truc un peu country. Bon finalement ce duo ne s’est jamais fait mais j’avais dit à Bashung et Birkin que je connaissais un groupe belge un peu country qui a matraqué un titre pendant l’été à la radio, et c’était cet enfoiré de Benjamin que je ne connaissais pas encore ! C’était quoi déjà le titre du morceau, Benjamin ?

[Benjamin Schoos, en train de faire son stretching d’avant concert, dans mon dos : « je me rappelle plus ! »]

Je repense à cette étiquette que tu t’es toi-même collé dans le dos, celle « d’expert en désespoir ». C’est un peu comme la boule de flipper de Corynne Charby. Et donc, à quel moment as-tu réussi à apprivoiser cette noirceur pour en faire quelque chose de constructif, à savoir, des textes pour les autres ?

Bizarrement, je crois que les choses se sont faites à l’envers. Il m’arrive très souvent de vivre personnellement des choses que j’ai écrite avant ; par exemple, le titre Une douleur sans égal a été posé alors que je pense pouvoir dire qu’à l’époque je ne savais pas trop ce que c’était que la douleur. Et quelques années après, quand tu es au fond du trou, tu repenses au morceau en question avec un regard différent, ah ah ! J’ai donc écrit des chansons noires avant d’avoir touché le fond. Les chansons, de manière générale, me viennent un peu mystérieusement ; les mots viennent en écoutant les musiques. Même le répertoire composé pour Lio, à part les deux grands tubes, il est quand même foncièrement pessimiste.

« Avec Marie France, je n’ai jamais pris la noirceur au sérieux. »

Parlant de Lio, on a d’ailleurs l’impression que plus que les poupées de son de Gainsbourg, tu aimes faire chanter des poupées cassées. Par exemple, comment écrit-on pour Marie France ?

Avec elle, je n’ai jamais pris la noirceur au sérieux. Et quand bien même j’essaierais, elle refuserait ou tiquerait, d’une manière ou d’une autre. Je me souviens de la première fois où j’ai vu Lio, elle me semblait triste – quand bien même elle dégage pour ceux qui la connaissent l’exact inverse de la tristesse. Donc c’est une affaire de balance, il doit toujours y avoir compensation entre la noirceur et l’humour ; même un disque que j’aime particulièrement, « Berlin » de Lou Reed, à sa sortie je m’étais dit que c’était vraiment too much dans le pathos.

Tu te rappelles de ta première rencontre avec Marie France ?

Ca devait être en 1976. Avec Jay, on s’était simplement pointé devant chez elle ; on avait sonné après avoir cherché son adresse pendant plus d’un an. On lui a expliqué qu’on avait des chansons pour elle, elle s’est assise et nous a écouté ; nous on cherchait une interprète depuis longtemps, les New Yorks Dolls étaient venus pour la première fois à Paris [en 73, au Bataclan, Ndr] quelques mois plus tôt, bref on s’est quasi mis au boulot tout de suite, jusqu’au moment où l’on entend du bruit dehors : c’était une manif, une des premières du genre, pour l’égalité des droits sexuels. Les mecs connaissaient Marie France, et gueulaient en bas de chez elle. Marie France n’était, comme nous, pas très politisée – moins que Hélène Hazera en tout cas.

Tu n’as jamais été tenter de t’accaparer tes chanteuses, comme Gainsbourg jouant le rôle du pygmalion avec ses protégées ?

Non. Je me rapproche davantage de Lee Hazlewood avec Nancy Sinatra. Et puis contrairement à ce que les gens pensent, je n’ai par exemple jamais eu le contrôle total sur Lio; sauf que lorsque tu la connais… ah ah ! Mais le truc qu’elle et Marie France m’ont donné tout de suite, c’est la confiance. Surtout qu’à l’époque de notre rencontre [avec Marie France, Ndr] Jay Alanski et moi on était des nobody. Avec Lio, c’était peut-être plus logique : quand on a commencé à travailler ensemble, j’étais son petit copain. Et le plus fou, c’est qu’aucun de nous n’aurait osé rêver ça. Moi je me souviens à l’époque, le truc le plus fou que j’imaginais c’était d’avoir droit à une seule ligne dans le canard le plus rock de Bruxelles, que personne ne connaît à Paris, Télé Moustique. Mon nom dans ce journal, je pouvais crever après ça ! Et le plus drôle, ce sont tous les refus de directeurs artistiques de maisons de disques qui ne comprenaient absolument pas nos chansons. Et tout d’un coup, tu passes du statut d’artiste totalement invendable à vendeur de millions d’exemplaires, c’est très étrange… Gainsbourg est un très bon exemple à ce niveau là. Le jour où je l’ai vu dire chez Denise Fabre qu’il avait trahi son univers originel [la rive gauche) et retourné sa veste pour découvrir qu’elle avait en vison, moi j’avais envie de crier que c’était tout l’inverse, parce que c’est précisément quand il a pondu des hits qu’il était en phase avec l’époque !

Pour conclure sur « Hantises », comment est venu le nom de l’album ?

C’est venu comme ça, en regardant des Comics que Benjamin avait ramené, avec un fantôme hantant une pauvre fille. Mais je comprends le sens de ta question ; à ce moment là j’étais en plein dans la résurrection – sans le savoir – et j’avais dépassé le stade de la hantise.

Jacques Duvall // Hantises // Réédition anniversaire 10 ans chez Freaksville
http://jacquesduvall.com/album/hantises-feat-phantom


EAGULLS, VIDEODROME & MONSIEUR CRÂNE LE 28 JANVIER A L’IBOAT

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Avec des concerts aussi rares que les connexions synaptiques d’un ficus, Eagulls revient en force avec leur post punk de Leeds à casser du Brexit. Le duo bordelais de Videodrome foudroie le punk à grand coup de défibrillateur sonique. Monsieur Crâne, chanteur dans Strasbourg et Lonely Walk, bastonne avec sa coldwave menaçante et un album paru en octobre sur le label Le Turc Mécanique.

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J’aimerais pas crever un dimanche, sauf avec Iggy Pop

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D’aucuns prétendent que l’Iguane n’est jamais aussi bon que quand c’est faiblard derrière. Soyons sérieux cinq minutes. James Osterberg est en fin de compte un sacré filou, certes doté d’un organe hors du commun (sic) et capable de trousser des lyrics valant le détour, mais qui n’a pondu des pépites que lorsqu’il a su s’entourer des bons « Dum Dum Boys ». Il y eut d’abord la fratrie Asheton et James « Scorpio » Williamson, bien sûr. Il y eut ensuite Bowie, bien sûr aussi. Il y eut également Rob DuPrey, car « Zombie Birdhouse » est un excellent album méconnu, aventureux et poétique. Enfin, plus près de nous, il y a eu Josh Homme, véritable sorcier-orfèvre responsable de l’écrin musical du Sunday qui nous intéresse ici.

Dimanche d’Iguane et science du manche idoine 

Ce morceau est avant tout une symphonie pour guitares. Pas que, mais avant tout quand même. Il y en a une sur les couplets (qui développe une ligne alambiquée, tortueuse, bien reptilienne), deux sur le refrain et le pont, et enfin trois pour le faux final. Elles sont félines, souples et tranchantes. Elles grondent, feulent et miaulent, cinglent et caressent, ricanent, carillonnent, se répondent. Est-ce à dire que « ça tricote », à la façon chérie de Keith ? C’est en fait moins linéaire, plus éruptif. Et c’est tout à la fois savant et jouissif, changeant et mathématique. Mais la musique, ça tient des mathématiques, non ? « Une pratique cachée de l’arithmétique » à ce qu’il paraît…

Les guitares m’ont chamboulé, c’est certain, mais ce n’est pas tout.  Ce titre, s’il fait allégeance à la sacro-sainte trame « couplet – refrain – pont – etc. », n’en prend pas moins un malin plaisir à emprunter des chemins buissonniers qui l’éloignent des sentiers battus de l’orthodoxie rock. La Samba s’y invite ainsi sans complexe, de manière aussi inattendue que pertinente, et on a droit à la fin à une valse du plus bel effet. Des pas de côté dont le Sieur Pop n’est pas coutumier, quand il ne piétine pas Les Feuilles Mortes s’entend.

La rythmique et les choeurs à l’ouvrage

Pas de fantaisie du genre « T’as imprimé le barouf qu’a fait ce cendrier en fer que j’ai envoyé valdinguer à travers la pièce ? C’est ton drum score, mec ». Si l’on excepte la brève incursion au pays des Cangaceiros, les percussions de Sunday, ça reste du classique, efficace, net et sans bavure. Et même si c’est un singe de l’Arctique qui fait résonner fûts et cymbales, les poumtchaks de la batterie sont peu démonstratifs. Sans fioriture, mais avec ce qu’il faut de groove, ils sont un canevas idéal pour broder la belle ouvrage.

La basse slappe à la Flea, dans un style élastique et percussif jubilatoire. Sortant du cadre rythmique, elle projette sur la toile tissée par les guitares des perles de soie qui tantôt s’y accrochent et tantôt ricochent. Les chœurs : leur présence déjà, et leur tonalité ensuite, bousculent les canons mélodiques du crooner sauvage d’Ann Arbor (Muskegon, ça sonne définitivement pas terrible). Inhabituel donc, et plaisant surtout.

Les paroles sont imagées ou sibyllines, au choix. Pas torchées en mode baleck, loin de là. Mais pas de quoi grimper aux rideaux non plus : Iggy, vieille et riche Rock Star, nous y livre ce qu’il pense être les états d’âme d’un Américain moyen. Comme il en a un peu chié par le passé, on lui pardonne. Et si ça se trouve, il nous parle de tout autre chose, va savoir. Cela dit, on est à des galaxies de punchlines telles que « I’m a runaway son of the nuclear A-bomb » ou « That’s like hypnotizing chickens »…

Le cri pas muet de l’Iguane

Et les vocaux d’Iggy dans tout ça ? Il fait le taf, et plutôt bien. Car, contrairement à ce que d’aucuns prétendent, il n’est jamais aussi à l’aise que quand c’est balaise derrière. Il chante, en somme. Vous vous attendiez à quoi ? A ce qu’il confie cette tâche à quelqu’un d’autre ? C’eût été un comble, ce petit chef d’œuvre est quand même estampillé « Iggy Pop ». Pas chien, et surtout conscient d’avoir misé sur le bon « Dum Dum Boy », Iggy Pop partage la vedette avec Josh Homme dans le clip promotionnel de « Sunday ». Qui vous savez a dit : « It’s the singer, not the song ». Là, je suis désolé, mais c’est exactement l’inverse. Même si c’était Vanessa Paradis qui minaudait sur ce bijou sonore, ça me botterait. Allez quoi, on peut plus déconner ?

LE ROCK FRANÇAIS, SATAN L’HABITE

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Quand Julien Thomas était petit, il entendait souvent Satan depuis la banquette arrière de la voiture familiale. Vers 3 ou 4 ans, des bribes du morceau intitulé O.S. ont même fixé l’un des premiers souvenirs d’enfance de cet érudit rock. « Pourquoi il crie le monsieur ? », demandait-il à ses parents lorsque l’ouvrier de chez Renault (nous sommes au Mans, qui abritait à l’époque la deuxième plus grande usine du constructeur), perdu dans ses cauchemars hallucinés, vociférait « Arrêtez ! Arrêtez ! » dans les haut-parleurs des portières arrières. « C’est du théâtre, c’est pour rire… » répondaient ses parents, ravis de pouvoir faire tourner sur l’autoradio la K7 offerte par Jérôme Lavigne, claviériste de Satan de 1972 jusqu’à l’extinction du groupe en 1976. Au début des années 80, il avait transféré sur simple K7 audio cet album enregistré en 1975 (et qui n’était plus qu’un vieux souvenir) pour l’offrir aux parents de Julien. C’est cette copie qui permettra, des décennies plus tard, de donner enfin vie à l’opus maudit. Mais le chemin de croix est encore long jusqu’à la réhabilitation de Satan.

Perdu de vue

Dans les années 90, le loupiot posé sur la banquette arrière est devenu lycéen et découvre les grands maîtres du « rock prog » : Pink Floyd, King Crimson, Magma ou Genesis. C’est donc tout naturellement qu’il s’intéresse à cette K7 de Satan qu’il a toujours connue, ET qui semble entretenir de sérieux points communs avec cette galaxie musicale… Mais qui n’a visiblement laissé aucune trace sur un monde extérieur pris en étau entre Guns’n’roses et la déferlante eurodance. Pour le jeune homme, c’est l’incompréhension : « C’est un album qui tourne chez toi depuis que tu es gosse, et quand tu veux te documenter, que tu vas chercher à la médiathèque, que tu fouilles dans l’encyclopédie du rock français… Rien ! » La démocratisation d’Internet n’y changera rien : aucune trace du groupe non plus sur la toile naissante… Point de salut pour Satan ? Julien en conclut qu’il va devoir faire le boulot lui-même. En 1999, il se lance dans d’intenses recherches pour retracer l’histoire du groupe et réparer « une injustice », avec la ferme intention d’inscrire enfin le nom de Satan dans l’histoire du rock français. Un quatuor de losers magnifiques probablement victimes de leur naïveté, de leur idéalisme, d’un système, d’une conjoncture… Et aussi un peu d’une certaine poisse.

Fondé en 1968 par plusieurs étudiants de l’École Normale du Mans sous le nom Heaven Road, le groupe se fait la main sur des reprises de Colosseum, The Who, Jethro Tull ou Soft Machine. Puis il commence à composer en explorant rapidement des horizons expérimentaux et atmosphériques, mettant par exemple en musique le poème de Verlaine, Soleils couchants. Au bout de deux ou trois ans, ces futurs fonctionnaires envoient balader leur carrière naissante d’instituteur et les promesses de sécurité de l’emploi pour se consacrer entièrement à la musique. « C’était assez révolutionnaire à l’époque de démissionner de l’Ecole Normale ! », se marre André « Macson » Beldent, guitariste, fondateur et pilier du groupe du début à la fin. Dans une France fraîchement post-soixante-huitarde, ces jeunes musiciens d’une vingtaine d’années décident de vivre leur propre utopie rock et s’installent en communauté dans la campagne sarthoise. Un choix de vie dicté « autant par mode que par conviction », admet aujourd’hui Macson avec un sourire, du haut de ses 65 balais. « On a eu plusieurs fermettes qu’on louait, dans lesquelles on vivait et où on bossait jour et nuit, quand ça nous prenait. »
« C’était quand même assez spartiate, précise Julien Thomas, ils vivaient dans des conditions très dures sur le plan matériel, il y avait un certain dénuement. Mais ils étaient absorbés par leur travail de création, passaient des jours à écrire, à composer, à répéter. »

Meilleur groupe français semi-professionnel

Dans sa bulle étanche, à l’écart de la civilisation, le groupe développe son identité à travers un mode de composition propre, basé sur le principe de « l’illustration sonore ». « On construisait toujours nos morceaux à partir d’un scénario, un petit peu comme un film, raconte Macson, on écrivait d’abord une histoire et on adaptait dessus une musique et des textes. » Ce caractère cinématique transpire aujourd’hui encore à l’écoute de ce disque ressurgi des enfers. Sur les transitions de Le voyage, le titre qui ouvre l’album, les nappes de clavier saccadées qui accompagnent la section rythmique endiablée évoquent à merveille la fuite interstellaire du personnage principal. Le fameux morceau O.S. nous plonge dans « Les Temps modernes de Chaplin en mode bad-trip », résume Julien Thomas. Quant à l’univers de glace du post-apocalyptique de La Nuit des temps, il a été travaillé jusque dans les moindres détails selon le biographe improvisé : « Ils m’ont raconté qu’ils avaient passé des heures à bidouiller le son du Moog pour obtenir le bruit de la goutte d’eau qui tombe de la stalactite ! Il y avait une véritable ambition de transmettre des images et une histoire par la musique, et ce n’était pas si fréquent en France. » Autre spécificité du groupe : des textes à l’économie, « puissants mais assez simples », à mille lieues de ce que proposait à la même époque le groupe phare de la scène « prog » française, Ange, avec sa littérature « très pète-couilles de prof de lettres, ampoulée et volontairement compliquée », selon Julien. Né dans une ville ouvrière, Satan n’est pas un groupe bourgeois. Il explore les thèmes de l’aliénation, des dangers de la technologie ou de l’angoisse nucléaire de manière accessible pour le prolo qui sommeille en chacun d’eux.

En parallèle de cette recherche bouillonnante dans leur antre, le groupe commence à se tailler une sérieuse réputation sur scène et se fait remarquer à plusieurs reprises lors des tremplins du Golf Drouot, le temple parisien de la musique pop et rock. Distingué en 1971 puis en 1972, Heaven Road devient la coqueluche du patron des lieux, Henri Leproux, et se rapproche aussi du producteur Jacky Chalard, bassiste de Dynastie Crisis, qui assurait à lce moment-là les premières parties de Michel Polnareff. Un orteil dans le show-biz, le groupe suit les conseils de ses parrains et décide de prendre un nom français (bien plus vendeur à l’époque) dans « l’espoir de franchir un palier ». La liste qu’on leur soumet se resserre autour de deux noms : « Sarah », jugé trop « glam’ » et « Satan », qui sera finalement choisi à l’été 73 : « Bon, ça nous plaisait bien et puis comme à l’époque il y avait Ange qui marchait fort, on s’est dit que ça permettrait peut-être de faire la bascule » précise Macson. Mais cette manière de surfer sur la notoriété du groupe phare de la scène tout en lui faisant une sorte de pied de nez ne sera pas forcément bien vue. Ce nom deviendra davantage un boulet accroché à leur pied. De plus, le manager qui les accompagne pendant quelques mois en fait des caisses : séance photo dans un cimetière, dossier de presse décrivant « le maître des enfers s’exprimant par la violence », etc. Une « connerie » pour les membres du groupe, réputés doux comme des agneaux, qui ne se reconnaissent pas du tout dans l’image véhiculée. Ils reprendront le contrôle quelque mois plus tard, suite au départ du manager, en insistant davantage sur les notions d’imaginaire, d’onirisme et de mystère déjà présentes dans leurs compositions. En revanche, Satan profite de sa mue pour exercer un véritable travail scénique qui sera remarqué. Les musiciens montent sur scène dans le noir, avec pour seules sources lumineuses les ampoules des amplis et leurs ongles phosphorescents. Les morceaux sont présentés comme des tableaux, soutenus par des projections vidéo. Satan propose un véritable spectacle multimédia avant l’heure, dans la lignée de ce que proposaient les maîtres anglo-saxons Pink Floyd ou Genesis. De retour au Golf Drouot sous cette formule en décembre 1973, ils sont ainsi sacrés « meilleur groupe français semi-professionnel ».

À ce moment-là, le monde professionnel, dans lequel se mêlent allègrement le rock et la variété, leur tend les bras. Grâce à ses soutiens dans le show-biz, Satan se voit proposer plusieurs « plans » pour se faire du fric, notamment celui d’incarner les Rockets, un groupe de space rock imaginé par le producteur Claude Lemoine. Lequel abrutira la France entière 20 ans plus tard en exploitant honteusement son fils de 4 ans, Jordy, star du top 50 grâce à une chanson racontant les péripéties du bas âge. Déjà à l’époque, les Rockets fleurent bon l’arnaque : une partie des morceaux a déjà été enregistrée en studio, il suffit d’incarner ces musiciens androïdes en concert et sur les plateaux télé : « Il fallait se raser la tête et t’étais peint en aluminium de la tête aux pieds… On a dit non, surtout pour les cheveux », explique Macson. Un groupe inconnu venu de Nice, les Crystals, acceptera de jouer le jeu. À l’été 1974, les Rockets connaissent la gloire et s’en mettent plein les fouilles en occupant la première place des charts en Italie pendant plusieurs mois. Le groupe reste aujourd’hui encore une institution au pays de la mozzarella et d’Ennio Morricone. Pour autant, pas de regret pour Macson : « C’était tout l’inverse de ce qu’on voulait faire. »

Satan photo 2

Malgré ces incursions réussies à Paris, Satan préfère donc conserver une distance sanitaire vis-à-vis des paillettes et retourne s’isoler dans sa ferme. Au printemps 74, il embarque pour une tournée des MJC en première partie du groupe anglais Caravan, qui jouit d’une belle petite notoriété dans « l’underground » embryonnaire à l’époque. Mais après seulement quelques dates, le sort s’en mêle et l’aventure tourne à la déconfiture. À Orléans, le concert est boycotté pour une sombre histoire de rivalité entre organisateurs… Et le camion des Anglais se fait fracturer. Privé d’instruments, Caravan stoppe la tournée et rentre en Angleterre avec les maigres recettes engrangées. Satan rentre en Sarthe avec des clopinettes. Coup dur.

Poussés dans leurs derniers retranchements, à bout de souffle financièrement, les membres de Satan montent Ciel d’été, un projet parallèle destiné à animer les bals rock qui se développent un peu partout. Une « arnaque » pour faire rentrer de l’argent, mais qui va les sortir de la mouise. Ciel d’été connaît un tel succès dans l’Ouest de la France que les musiciens amassent assez d’argent pour acheter du matériel et s’offrir un an plus tard un mois de résidence au studio 20, à Angers. C’est là que seront mis en boîte sept titres de Satan. Cinq jours par semaine, les musiciens travaillent d’arrache-pied, à faire et refaire des prises… Jusqu’à obtenir le résultat souhaité. La bobine sous le bras, Satan remonte à Paris pour démarcher et proposer son album clef en main aux maisons de disques. Sans succès. « On a essayé de faire jouer nos relations, se souvient Macson, mais en vain. On s’est même demandé si les gens écoutaient vraiment ce qu’on leur apportait… Et puis je pense qu’on s’est lassé assez vite, après trois ou quatre refus, on s’est dit tant pis. »

Ange Vs Satan

« Ils ont pris la question à l’envers, renchérit Julien, car quand un groupe attirait l’attention, la maison de disque les confiait d’abord à un directeur artistique qui orientait le travail, qui procédait à une sorte de formatage pour que ce soit plus comme ceci ou cela, que ça puisse passer à la radio, etc. Eux, ils ont enregistré d’abord, c’était risqué. Et puis il faut peut-être reconnaître un manque de pugnacité de leur part, par rapport à une industrie qui avait déjà tiré le jus de ce genre là. En gros, il y avait Ange qui vendait pas mal, et après chaque maison de disque avait son groupe prog comme Magma ou Mona Lisa… Mais derrière, les portes étaient fermées. Il faut aussi se souvenir que des groupes comme Magma ou Gong crevaient de faim à l’époque ! Commercialement, le genre était déclinant et Satan est arrivé sur la fin de la vague, au moment où le business commençait à basculer vers la vague rock/punk qui allait voir émerger des artistes comme Little Bob, Bijou, Starshooter, Téléphone, Asphalt Jungle… La scène était en train de changer et eux sont arrivés vraiment à la charnière. »

La suite de l’histoire est celle d’une disparition douce, d’un effacement progressif. Très populaire, très sollicité sur toutes les scènes de la région et donc bien plus lucratif, le projet « bal » Ciel d’été, prend naturellement le pas sur Satan, qui rend son dernier souffle au cours de l’année 1976. Sans que jamais personne ne décide vraiment d’arrêter. D’après le batteur du groupe, Christian « Kicks » Savigny, qui fera plus tard carrière comme producteur et programmateur musical à la radio (Chérie FM, Europe 2, Nostalgie…), le master original de l’album est placé en sécurité dans le coffre d’une banque… Mais dans quelle banque ? Et dans quelle ville ? Aujourd’hui encore, nul ne le sait. La bobine n’a jamais refait surface. Les autres membres du groupe n’avaient plus de copie. Même le studio 20 à Angers ne possédait pas de double.

Satan photo 1Christian Savigny, lui, possédait bien une copie du master. La seule connue à ce jour. C’est d’ailleurs lui qui parle pour la première fois de Satan à Serge Vincendet, le patron du disquaire et label parisien Monster Melodies, spécialisé dans ce genre de petits trésors oubliés. Mais la bande était inexploitable. De son côté, au Mans, Julien Thomas, avec sa vieille K7 numérisée en studio au début des années 2000, avait tenté de démarcher quelques labels spécialisés, notamment en France et en Italie. « Mais la prise de risque financière leur semblait trop importante pour un groupe virtuellement inconnu, dont personne n’avait entendu parlé. » De fil en aiguille, la rencontre finit par se faire, en octobre 2015, entre l’ancien adolescent fan de Satan et le patron de Monster Melodies. La fameuse copie qui tournait dans la voiture des parents de Julien sera utilisée telle quelle pour le transfert sur vinyle. Tiré à 1 000 exemplaires, le LP de Satan, sur lequel figurent cinq des sept titres enregistrés en 1975, est aujourd’hui distribué jusqu’en Espagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie et même aux Etats-Unis. Une belle revanche pour Macson qui, à 65 ans, vit toujours une vie rock’n’roll en se produisant presque tous les week-ends dans les bars avec son groupe de blues : « C’est sûr, ça fait plaisir, d’autant plus que c’est un projet qui nous tenait à cœur. Mais c’était resté enfoui, on n’y pensait plus. C’était inespéré. On ne pensait pas que ça intéresserait quelqu’un de faire remonter à la surface cette musique d’il y a plus de 40 ans. » Une rédemption tardive, dont tout le groupe ne profitera pas à sa juste valeur : le bassiste Richard « Sam » Fontaine est actuellement très malade. Quant au claviériste Jérôme Lavigne, il s’est donné la mort en 1987, quelques années après avoir offert cette K7, qui aura permis d’extirper Satan du purgatoire et de l’oubli éternel.

Satan : réédition chez Monster Melodies
Le blog de Julien Thomas consacré au groupe : http://satan72.blogspot.fr/

Gilbert Shelton, ex-freak des sixties

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Devenir le pape du psyché et le shérif de l’underground, pas évident pourtant quand on a grandi dans l’État champion du conservatisme de finir sacré Père de la bande dessinée indépendante américaine. Pourtant, Gilbert Shelton mérite ses galons et avant d’imprimer son nom sur la rétine de la contre-culture, il s’est bien tapé tout le parcours de santé – bien souvent à contre-sens et souvent sous emprise.

Né en 1940 à Houston, le petit Gilbert n’est pas du genre à faire des problèmes. Ses parents n’aiment pas la « race music » alors il se cache sous ses draps pour écouter les radios noires. À 18 ans, Shelton rejoint à Austin le contingent des baby-boomers qui gonfle le campus de l’University of Texas jusqu’alors respectable mais cette année-là envahie de beatnicks, dont sa copine Janis Joplin et le bluesman Johnny Winters, pour ne citer que les plus célèbres. En plus de son goût pour le Rythm & Blues, Shelton ajoute une autre gourmandise à son régime qu’il va chercher de l’autre côté de la frontière mexicaine. Au téléphone, il explique : « Il n’a pas fallu attendre longtemps dans les années 1960 pour trouver de la marijuana partout où un public se rassemblait. Mais dans les années 1950, c’était difficile de trouver de la bonne herbe, donc je voyageais un peu. » Une consommation doublée d’une curiosité qui va lui permettre d’échapper à l’armée quand tant d’autres feront des pieds et des mains pour ne pas être mobilisés : ses expériences du peyotl, cactus hallucinogène et du LSD, alors pas encore frappé d’illégalité, lui vaudront d’être réformé pour raisons médicales. Sans doute parce qu’il prenait les deux… en même temps. On le voit donc souvent rôder sur le campus de l’UT ou dans les hootenanny en fan de folk assumé. Mais ce n’est pas dans la musique qu’il se fait remarquer.

Houston, on a un… phacochère

« J’ai commencé à dessiner des strips quand j’étais gamin, pour le journal des scouts et j’ai toujours continué. À l’University of Texas j’ai proposé des pages dans le journal satirique de la fac : le Texas Ranger. En 62, j’en étais devenu le rédacteur en chef. » Déjà à l’époque, Shelton a le sens des priorités. Non seulement ses petits Mickeys – en l’occurrence à l’époque il dessine surtout Wonder Wart-Hog, une parodie de Superman avec un phacochère – lui rapportent du fric et la sympathie de ses congénères, mais il travaille aussi sa notoriété et exporte ses strips. « Dans les 50’s, toutes les universités avaient créé leur journal d’humour et on s’échangeait les contenus. J’avais une correspondance avec le rédac chef de Berkeley [Joel Beck], de Gainesville [Bill Killeen] ou celui d’Occidental College [le campus de Los Angeles]… Terry Gilliam. Beaucoup d’autres suivirent, jusqu’à Harvey Kurtzman [fondateur du fécond Mad Magazine, ndlr] quand il lança sa nouvelle revue Help, au début des années 1960. À 35$ la page, il devint un mécène pour bon nombre d’entre nous. » Si la satire de Mad moquait la pop culture des années 1950, politiques et entertainers, dix ans plus tard il faut croire qu’on avait besoin d’un bon coup de genou dans les collants moulants d’une super-puissance émergente : Marvel. « Je n’ai jamais lu un seul comic book Marvel en entier de ma vie. Gamin j’avais lu Superman et Batman, mais je suis devenu très snob et trouvais ça in-intéressant. Même si je reconnais le talent de Stan Lee et Jack Kirby, je leur préférais les cartoons de Tex Avery… » Et des milliers d’étudiants semblaient d’accord.

La révolution ne sera pas photocopiée

Ce grand échange de strips étudiants lui permet de construire un maillage de contacts et, durant la première moitié de la décennie, de constamment lancer de nouveaux fanzines et journaux d’humour (dont le plus marquant, The Austin iconoclastic newsletter). Shelton voyage régulièrement à New York où il retrouve Frank Stack, ancien rédac’ chef du Texas Ranger, et à Cleveland où il rencontre le jeune Robert Crumb. S’il tente de consolider et de syndiquer ce réseau, il repère également les comix (fanzines BD underground) notables et joue les apprentis sorciers de la reliure. Avec succès : sa publication reliée des très iconoclastes Adventures of J. (esus, évidemment) de Jack « Jaxon » Jackson, son voisin texan, marquera les esprits et servira de base pour le God Nose à venir en 64, tout premier comic book underground recensé. Bientôt viendra Zap Comix de Crumb et une génération de dessinateurs, jusqu’ici impressionnée par la domination « Disney » du monde du comic book, sautera dans la brèche de l’autopublication à l’agrafeuse. Mais avant ce raid, il y eu la presse.

« Je voulais vraiment aider les journaux qui soutenaient le mouvement, car je trouvais qu’ils étaient ternes.« 

Les comix mis à part, la première entreprise de Shelton, sa première implication dans la cause, passe par la presse gauchiste. Traditionnellement aux USA, les journaux contestataires sont des weekly et The Rag d’Austin n’est pas le moindre : ses commentaires acerbes sur la guerre du Vietnam vont faire la réputation du tabloïd alors qu’il se vend encore à la criée dans les rues. Quand Shelton vient leur proposer des strips, The Rag est devenu un acteur de la contestation, bien plus qu’un rapporteur. « Je voulais vraiment aider les journaux qui soutenaient le mouvement, car je trouvais qu’ils étaient ternes. Ils avaient grand besoin de comic strips, tels qu’on en voyait dans les grands quotidiens, pour attirer plus de lecteurs. C’était ça ma motivation quand j’ai décidé d’écrire les Freak Brothers. » Et l’histoire va le confirmer, le lecteur s’y est retrouvé…

Freak authentique

À eux trois, les personnages de Fat Freddy, Freewheelin’ Franklin et Phineas Freakears synthétisent les aspirations, les convictions, les occupations, les hallucinations, mais surtout les paranos, les mythos et les escro’ de toute une génération d’enfants-fleurs. Tout y est, du quotidien des hippies (hygiène, alimentation, transport, loisir) aux engagements de la cause (politique, écolo, sociale, doutes inclus) en passant par les micmacs pour trouver, cacher et fumer son herbe, les déboires avec les administrations trop square et les flics trop dumb. Tout. Égrainé, disséqué, enluminé et étalé entre la première publication en mai 1968 et les dernières, trente ans plus tard. Et le tout né d’un heureux accident : « Un soir, à la télé d’Austin il y avait un double feature avec à la fois les Marx Brothers puis les Trois Stooges. Cela m’a donné envie de tourner une comédie basée sur un trio, je me suis dit que je pouvais le faire. J’ai monté un court métrage de cinq minutes à peu près avec ces trois freaks et j’ai dessiné un strip qui était une pub annonçant le film. Je l’ai montré autour de moi et tout le monde m’a dit que le strip était plus drôle que le film. Alors j’ai abandonné mes ambitions de réalisateur et j’ai refais des strips. Et je crois que j’ai eu raison. »

Souvent comparés à nos Pieds Nickelés (majoritairement à tort), les « Fabulous Furry Freak Brothers » (en entier) sont à Gilbert Shelton ce que Les Misérables sont à Hugo : une œuvre contemporaine emblématique qui résume une époque et une classe sociale autant qu’elle les influence. En d’autres termes, ceux qui s’y reconnaissent l’achètent et ceux qui le lisent voudront y ressembler à tout prix. Mieux qu’un marché, c’est un « il y avait donc un marché ». Pourtant, Shelton et ses potos devaient avoir le nez enfumé parce qu’ils décidèrent en 1968 de rejoindre leur copain Jaxon installé à San Francisco. Objectif avoué : faire des posters.

« Nos impressions de poster étaient si ratées que personne ne nous voulait. Par contre on s’est rendu compte que pour les comics, les gens se fichaient de la qualité.« 

Under the Vulcano

Pas tout à fait une lubie. Qui dit boom du psychedelic rock dit pognon à prendre pour les rois de la photocopieuse. Justement, un vieux copain de Gilbert ouvre en 67 son club à Austin, le Vulcan Gas Company et le nomme directeur artistique ! Cela consistait à faire toute la déco du club, la com, mais aussi le videur et jouer au pied levé quand le groupe ne se pointait pas à l’heure. À part quelques concerts devenus cultes par le nom des groupes ou la défaillance légendaire de la ventilation (400 personnes compressées maintenues à 50° lors du gig de… Canned Heat), le Vulcan est passé à la postérité pour les affiches colorées de Shelton, inspirées de celles de Victor Moscoso, « mais en plus grand, coupe Shelton, parce que… tout est plus grand au Texas ! J’ai trouvé un imprimeur qui pratiquait le split fountain inking, une technique d’impression multicolore à réservoir d’encre séparé. Par exemple, tu mets une encre bleue sur un bord et une autre jaune de l’autre côté et quand tu allumes la presse les rouleaux tournent et créent un magnifique dégradé de l’un à l’autre avec du vert au milieu. Et encore, ça c’est au premier passage ; au second tu pouvais rajouter un lettrage bleu… » Pas de doute, graphiquement, le résultat colle aux rétines et cinquante ans après il reste directement associé aux années psyché, bien mieux que nombre de pochettes réalisées par d’autres dessinateurs, que ce soit « Disraeli Gears » de Cream ou le premier 13th Floor Elevators. Certaines affiches valent aujourd’hui une fortune. Le secret ? « Le problème de cette technique c’est qu’on ne pouvait faire qu’une centaine de posters avant que l’encre soit trop mélangée pour produire un dégradé. La bonne nouvelle c’est que ces posters sont donc très rares désormais… » Un marché on disait ? C’est aussi ce que ce sont dit nos Texans.

… Be sure to wear some flower-power in your hair

Relocalisé deux ans plus tôt à San Francisco, Jaxon dessinait les affiches du Family Dog, salle de concert et communauté gérée par Chet Helms, futur manager de Big Brother & the Holding Company. En 68, les auteurs Dave Moriarty et Fred Todd rejoignent Gilbert. Ils s’installent au-dessus de l’ancien opéra Mowry à côté du mythique quartier de Haight-Ashbury. Tout le monde met la main à la poche et les quatre freakers s’achètent une vieille presse offset de marque Davidson sur les conseils de Don Donahue, responsable d’Apex Novelties qui éditait les premiers efforts de Crumb. En Janvier 69, Rip Off Press est née.

Et sinon, l’imprimerie, are you experienced ? « Aucun de nous ne savait la faire marcher mais Moriarty finit par apprendre. Nous voulions fournir des affiches pour le Family Dog mais aussi le Fillmore ; le truc c’est que nos impressions étaient si ratées que personne ne nous voulait. Par contre, on s’est rendu compte que pour les comics, les gens se fichaient de la qualité. Même salopés, ils marchaient ! Comme il y avait très peu d’imprimeurs dédiés aux comics, on s’est spécialisés dans la BD… » Mais pas que. Rip Off restera célèbre pour deux publications notoires dont le Psychedelic Chemistry, un livre de conseils pour cultiver, synthétiser et cuisiner ses drogues – douces ou vraiment pas – et le traité pseudo-religieux Principia Discordia, spiritualité pro-chaos. Le bonheur en vente livre.

Opportunity, opportunity knocks at your door

Pour financer le papier et l’encre, Shelton réédita Feds ‘n’ Heads, un best-of intialement autopublié de 28 pages des Freak Bros et de Wonder Wart-Hog à 35 cents. D’abord tiré à 5000 exemplaires, il sera réimprimé 14 fois. Son premier comic book est un best seller indiscutable, écoulé par millions. Rapidement, Frisco devient le cœur de la BD indé et les auteurs rappliquent. Le biker marxiste Spain Rodriguez d’abord, puis Crumb, puis tous. Un flot se déverse du Texas vers Frisco. Même à Berkeley, siège d’imprimeurs, c’est l’exode. Paradoxalement, l' »été de l’amour » ne va pas tarder à fermer ses portes mais l’opération Shelton est un succès : comme le psyché, la BD indé se répand comme une traînée de poudre. Littéralement, car une nuit l’opéra brûle et les hippies qui squattent le toit et tournent des pornos dans les fondations, fuient à toute jambe… Rip Off renvoie une part de son personnel et déménage. Summer is almost gone.

L’argent rentre et les lecteurs en redemandent. Les commandes d’artworks pleuvent. Bientôt Shelton sera invité dans Actuel puis Playboy... Son chat (Fat Freddy’s Cat) deviendra l’ancêtre de milliers de lolcats. Pourtant, l’âge doré vient de passer. Janis cassera sa pipe d’opium et Jimi aussi. Les modes musicales s’enchaîneront sans qu’aucune n’ait besoin de la main de Shelton aux pinceaux. Il fera bien une ou deux compiles de R’n’B et un dernier disque d’un Grateful Dead, mais ce sera tout. Il n’en a cure. La fin des freaks ne le concerne pas.

« Je ne suis pas un dingue ; je suis plutôt un réac…« 

Ni freak ni cheap

Dispersons la fumée. Les fans qui le rencontrent sont généralement déçus : Shelton n’est pas un vieux hippie le joint collé aux lèvres. Il n’écoute guère Janis ni l’Airplane et n’a aucune nostalgie pour les années 1960. En fait, on lui reproche de ne pas être un Freak brother lui-même. Grave erreur d’estimation : il ne l’a jamais été. « J’étais trop jeune pour être un beatnick et un peu plus âgé que les hippies quand tout cela a explosé. Je ne suis pas un dingue ; je suis plutôt un réac… » Oubliez la cravate, pensez au bleu de travail. Plutôt qu’au piquet de grève ou au squat, Gilbert a passé ses nuits à l’atelier, près de la presse à imprimer. Voire la caisse enregistreuse : « Rip Off Press me donnait beaucoup de travail et de responsabilités. J’étais donc plutôt un business man qu’un insouciant hippie ! En résumé, j’ai vécu mes années freaks à Austin alors qu’à Haight-Ashbury, je bossais ! »

Tout est dit. Les errances étaient finalement des expériences et des tentatives. Ultime question : est-ce que ces années de boulot ont porté leurs fruits ? Une anecdote répond à la question : le jour où il a été question d’adapter les Brothers, c’est rien de moins que Matt Groening qui posa l’option. Là où le Freak rejoint Shelton, c’est que finalement rien ne fut adapté et, les contrats obsolètes, il récupéra ses droits. Son résumé ? « En un sens, on peut dire que durant un moment Groening et moi travaillions dans la même boîte ! » Plus pragmatiquement, il est l’auteur du comic indé le mieux vendu de l’histoire et l’éditeur qui a mis Frisco sur la carte et lancé des superstars de l’indé. Si son dessin rebute encore parfois, il a marqué l’ère psychédélique et l’histoire du rock. Les éructations de celle-ci ne le touchèrent guère – il ne se sentit ni punk ni tout ce qui suivit ; les histoires des Freaks publiées dans les années 1980 moquent ce virage à cheveux courts et cuirs rapiécés. La chose continue pourtant de l’animer. Dans sa dernière série, Not quite dead (dessinée par Pic), il raconte les relations humaines d’un groupe vue de l’intérieur, internes, avec les patrons de club, etc… « Mais peut-on seulement écrire sur la musique ? C’est une de ces choses si subjectives… Je ne parle que de ceux qui en font. »

And the beat goes on… Plus encore que d’avoir été un pivot de l’explosion indé, il incarne le baromètre de la presse satirique des cinquante dernières années. Déboulé au moment où la presse satirique américaine battait de l’aile, dépassé par les comics de super-héros, il a participé à la démocratisation de la culture pop avant de devenir un pourvoyeur de renouveau pour toute la presse alternative, jusqu’à sa récente déchéance.

Au moment où Crumb raccroche les gants de son mythique fanzine Zap !, Shelton reste en activité sans chercher à capitaliser sur son grenier. Souvenons-nous en quand il sera temps d’élever un panthéon du neuvième art…

Remerciements à Férid de Thé Troc

The Weeknd est le « Starboy »

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Pour commencer, une précision technique : si les mots « starboy » et « weeknd » apparaissent ici en titre, ce n’est pas de gaieté de cœur, c’est tout simplement parce qu’ils vont permettre à cet article dans son ensemble de mieux remonter dans les recherches (et surtout Starboy c’est un peu Sarkozy à deux lettres près mais bon, Sarkozy même sur les « réseaux sociaux », je ne sais pas…). En vérité, le titre c’est « Billy Boy le garçon sur l’étagère » et je vais, bien sûr, vous expliquer pourquoi.

Notez toutefois la malice typique de l’époque qui consiste à placer le vrai titre dans l’intro comme si on pouvait dorénavant livrer les choses – pas vraiment les idées, restons un minimum sérieux, mais plutôt les affects – tout en pièces détachées. Détachement qui d’ailleurs renvoie surtout à un désossement, la critique d’un disque ressemblant aujourd’hui davantage à un commentaire de médecin légiste qui découpe le cadavre pour mieux comprendre les causes du décès. Off the bone. Dans le cas d’Abel – une sorte de Basquiat arrosé au cidre Loïc Raison ? – voici le rapport du légiste  : He dropped out of high school at 17 with his best friend and got a job at American Apparel, but mostly lived off of welfare checks. He was homeless for a period, sleeping on friends’ couches, did too many drugs, and slept with a lot of women. La source ? Le diable probablement. La question ? Comment, en partant d’un sample de Siouxsie & the Banshees (Christine pour « House of balloons » 2011), on en arrive à la production de ‘Can’t feel my face’ (2015) par Max Martin. Ce qui explique peut-être pourquoi l’album a un peu trop traîné pour entrer dans les tops de l’année 2016, laissant flotter le disque quasiment entre Noël et le nouvel an et, pour le coup, le rendant inclassable – au sens commun du terme.  Pour Pitchfork, c’est un disque de recyclage et, pour les fabricants de contenus robotiques ou plus exactement semi-robotiques, c’est évidemment l’inverse : concert de louanges, psalmodiées avec quelques drôles comme les Inrocks en ligne qui certes ont une excuse. « Starboy » contient deux titres produits avec Daft Punk et on le sait bien, dès que le duo entre en scène, le génie français se matérialise immédiatement dans une sorte de happening montebourgeois. Et c’est tellement bon …

Mais trêve de plaisanterie.  Si l’on veut désosser « Starboy », ce qui apparaît très vite c’est que The Weeknd garde la main sur la production finale, évitant le syndrome « Beyoncé » qui ferait du chanteur un pur interprète de l’air du temps, soulignant du coup sa persistance à être l’auteur. Fidèle à son ethos post-punk, Abel a clairement expliqué qu’il livrait ici un disque de New wave. Kanye West avait dit la même chose à la sortie de « Black Jesus », ce qui signifie peut-être que quelque chose de lexicologique nous échappe.

Si le hip-hop est le « porte-parole » le plus crédible de la street culture, ses acteurs principaux – ceux qui vont durer plusieurs saisons – se situent dans un au-delà de cette descendance, non plus celle de l’esclavage mais celle de la migration ; les gens du Sud installés dans le (grand) Nord et confrontés à l’indicible, l’impossible devenu possible. Max Martin, donc. On comprend que beaucoup disent qu’ils n’ont pas écouté l’album lorsqu’on leur pose la question, en ligne, en guise de conversation. Parce que le mainstream c’est un peu comme la gale, c’est très contagieux (je te jure, je n’y ai jamais touché, je te juuure)… Et donc, en tant que chien galeux, je peux vous dire que ce que l’on entend pour commencer, c’est tout simplement de la pop avec une touche Nigger plus prononcée, une touche  Black lives matter. Puis, derrière cette espèce de production enjouée (Rockin’), on plonge dans une ambiance sex and drugs pas toujours très bien élevée ; pas vraiment le motel de Lana del Rey mais un truc un peu plus miteux où les murs de la chambre qu’on a louée se révèlent très minces et laissent entendre l’intégralité de la sex tape d’à côté avec toute cette tension caractéristique qui sied au mâle un peu efféminé jusqu’à la délivrance finale, un tout petit plus apaisée… I feel it coming (en gros, cette fois, je sens que je jouis).

À ce stade, André Manoukian, impétueux, citerait peut-être Maurice Blanchot. Mais on peut aussi se contenter de dire que « Starboy » est une sorte de rêve mouillé, au double sens du terme, qui fait que si on s’imagine un instant dans le corps de la fille dont Abel tente de se rassasier, on est obligé d’admettre sans faire sa langue de pute que, quand même, on se fait bien chier. C’est la tragédie et la beauté du disque. Et, c’est justement là où les choses deviennent intéressantes, à l’heure où un disque ne pèse plus trop dans l’équation « riche et célèbre », il est peut-être devenu nécessaire que celui-ci soit résolument mauvais afin de le préserver d’un procès en robotisation.

En une seule journée, The Weeknd a vendu autant de singles qu’Ikea a vendu d’étagères Billy. Un pur hasard ? Permettez-moi d’en douter…

Je m’explique. Admettons qu’il existe une sorte d’inconscient de la musique indépendante qui veut que le plantage et la maladresse soient les garants de l’œuvre, humanité vs robot et musique de niche vs maintream. Plus c’est mauvais, plus c’est garanti et c’est d’ailleurs le comble de l’ironie ; in fine c’est la personnalité de l’artiste qui constitue son défaut et c’est ce seul défaut qui sonne juste dans le bruit indifférencié… C’est ainsi que les disques de Solange, de Frank Ocean et même de Kendrick Lamar se retrouvent au sommet des hit-parades, en raison de leur production mutique et aéro-digestive qui fait passer un pet de lapin pour du John Cage. Une musique d’ingénieurs du son à qui on a promis la lune ; rumination constipée et ode au cher passé, transfigurée par la technologie la plus high, quelque chose qui ressemblerait à une séance d’UV (ah oui, j’allais oublier le Gregory Porter, « Take me to the alley », totalement soporifique). De cette zeitgeist de somnambule tout droit sorti d’une série d’Arte, Abel s’en sort plutôt bien. Il livre un disque de R’n’B totalement d’époque, tout en pièces détachées et avec lequel on peut entièrement reconstruire ses affects en panachant les toplines avec les bons hooks à partir d’une série de chansons que l’on pourraient qualifier de 1 : toutes subtilement différentes. Et 2 : pratiquement toutes les mêmes.

 

À partir de là, on peut faire l’hypothèse suivante : on reconnaît la musique actuelle la plus avisée dans cette façon de se livrer en kit, laissant à chacun la possibilité de la monter soi-même, comme un meuble Ikea, comme une étagère Billy (41 millions d’exemplaires vendus dans le monde, le même chiffre que le single Starboy en une seule journée, ce n’est quand même pas un hasard). Sur la mienne – certes un peu branlante mais bon c’est aussi l’esprit du disque – trônent fragilement Love to lay (because I learned the hard way !), Lonely night (pour son intro crachotante et son dénouement bieberien) et, bien sûr, un bout du Daft (Feel it coming) parce que moi aussi je paie des impôts. Parce qu’un meuble Ikea, c’est garanti et c’est comme un disque-tube planétaire, c’est facile à monter et en même temps pas si facile (non ?). Certains d’ailleurs s’y prennent mieux que d’autres, ils sont plus à même de détecter le « sample caché » (ici le Pale Shelter de Tears for fears sur Secrets) tandis que d’autres encore sont juste les plus rapides à être dans le mood… Mais, globalement, pas d’inquiétudes, ce sera bel et bien justice pour tous, le meuble tenant catégoriquement ses promesses en termes d’utilité, de durabilité et de standard. En suggestion de la semaine, on peut écouter l’intégralité de l’album sur les images muettes de la scène finale de Duel au soleil. Ça le fait plutôt bien…

La chute. Pour finir, encore quelques éléments sur le travail de celui qu’on appellera donc « le garçon sur l’étagère » dont le clip de Starboy décrit la tentative de tuer son ancien moi et de se réinventer dans le but d’écrire un nouvel album. C’est ce que dit Wikipedia et c’est aussi, plus prosaïquement, une chanson à texte de 3000 signes construit sur un « ah » en guise de hook – »Im try’an put you in the worst mood ah/P1 cleaner than your church shoes, ah.. ».  avec le sous-texte Michael et le falsetto d’Abel en guise de signature. Voilà… Après, on n’est pas forcément beaucoup plus avancé et pas mal de gens qui trouvaient l’étagère bien pratique le mois dernier finissent, c’est vrai, par s’en lasser et se mettent à rêver de quelque chose d’un peu plus sophistiqué. Au détour d’un podcast du New York Times qui compare les mérites respectifs d’Abel et de Bruno Mars, on croit comprendre que « Starboy » serait un album intermédiaire, mais intermédiaire entre quoi et quoi ? Quand même, face à l’immensité de l’horizon de l’étagère Billy, le garçon ne pèse pas grand-chose… À la limite, on a envie de ne plus rien changer, surtout qu’il/qu’elle ne bouge plus de là, qu’il reste à la pop ce que le couteau est à la table.

Là, je vais paraphraser un philosophe qui pour le coup parle d’autre chose, mais il ne m’en voudra pas parce qu’il comprendra que je ne fais que le sampler, je ne fais que digérer la poésie de ses propos (Frédéric Bisson : La pensée rock, essai d’ontologie phonographique. Question théorique, 2016). Ainsi donc, la pop d’Abel comprenons le bien, n’a pas été conçue pour faire la révolution mais simplement pour intensifier la vie quotidienne. On se passe un morceau pour se dynamiser le matin, pour se détendre ou pour s’euphoriser après le travail, comme on se sert d’un couteau pour couper sa viande ou d’un cachet d’aspirine pour faire passer un mal de tête. Voilà, c’est dit, et encore merci pour votre attention.

Le top 2016 des albums jamais écoutés

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Partout dans le monde, là où guerres et famines n’empêchent pas les habitants d’avoir accès à des nouvelles aussi importantes que l’internement de Kanye West en hip-hopital psychiatrique, on sait bien que le journalisme musical est une bataille de tous les instants.

Il faut non seulement parvenir à écouter des disques sans être jugé par vos voisins de bureau, savoir regarder au delà de cette ignoble pochette pour déceler le potentiel de ce nouveau groupe krautrock venu de Caen, mais également répondre aux sollicitations permanentes d’attachés de presse qui vous confondent avec un autre « influenceur » analphabète et, depuis quelques temps, également composer avec l’évolution du monde qui veut qu’on envoie désormais plus facilement aux journalistes des liens d’écoute par WeTransfer afin d’économiser l’envoi desdits disques par la poste ; ce qui soit dit en passant est une très bonne chose quand on sait que 93,4 % d’entre eux finissent de toute façon à la poubelle ou en frisbee pour open space. Arrivé à la fin de ce très long paragraphe, vous aurez évidemment compris que le combat de notre profession n’est pas de sauver des enfants de la dictature syrienne, et encore moins d’obtenir le Prix Pulitzer grâce à des reportages où l’on aurait risquer notre iPhone 6 gris métallisé pour faire éclater la vérité au grand jour.

Il n’empêche : chaque jour ce sont des dizaines d’archives en .zip (et plus rarement en .rar, ah ah blague de geek) qui atterrissent sur nos disques durs tels des feuilles mortes que personne ne ramassera. On ne fera pas l’offense à Jacques Prévert de le citer pour justifier l’intérêt de ce papier, mais toutes ces archives jamais décompressées représentent, quand vient l’heure du ménage de fin d’année, une somme de kilobits tellement importante qu’il aurait été dommage de ne pas tenter, une dernière fois, de simplement faire notre boulot.

Afin que ces albums trouvent peut-être d’heureux propriétaires, et que les attachés de presse cités plus haut continuent de saturer nos ordinateurs avec des fichiers MP3 à parquer au chenil de l’oubli, voici les dix archives .zip de l’an 2016. Que cela vous aide à décompresser avant l’écoute des « 10.000 titres qu’il fallait écouter » compilés par les rats de laboratoire de Pitchfork ©.

1. wetransfer-2cb2b9 : Marie Mathématiques – « Tous nos lendemains dès aujourd’hui »

Publié en septembre dernier chez les Toulousains de 2000 Records (Laure Briard, Julien Gasc, etc), le disque vintage se pose là, non seulement pour sa pochette pastiche de Ma sorcière bien aimée, mais aussi pour la musique qu’on y entend, mélange des Liminanas (pour la batterie binaire et préhistorique), Gainsbourg (pour le côté jazz rive gauche) et garage low-fi 60’s chanté par Jacqueline Taieb. Plus rétro tu meurs, mais c’est évidemment plus passionnant que toutes les faces B de Cléa Vincent (ça marche aussi pour les faces A).

2. wetransfer-34b2dx9 : Marion Cousin et Gaspar Claus – « Jo estava que m’abrasava »

Dès le deuxième dezippage, ça devient plus complexe. Aucune musique à l’horizon dans les sous-dossiers, mais l’étonnante présence du… plan promotionnel. Où l’on apprend notamment que les « cibles médias » du projet sont FIP, France Inter, Le Monde, A Nous Paris et les Inrocks. Passons sur le fait que le disque ait été composé avec « des chants de travail et romances de Minorque et de Majorque » (c’est marqué sur la pochette.jpg), c’est vraiment à se demander pourquoi on a absolument tenu à qu’on écoute ce disque. Du coup on vous laisser juger par vous-même ; après tout il n’y a pas de raison qu’on soit les seuls à bosser.

3. wetransfer-bd492dftY : « Hammer-horror-classic-themes-1958-1974 »

Certains font des compilations pour se mettre un paquet de pognon sous l’aisselle, d’autres, comme l’asso Bordeaux Rock, préfère dilapider l’argent qu’ils n’ont pas dans des rétrospectives audio des meilleures B.O. de films d’horreur. Disons le : l’idée est absolument géniale et les musiques sélectionnées (Dracula, Captain Kronos, The Gorgon, etc) assez flippantes pour servir de générique à votre horrible réveillon en compagnie de gens que vous détestez tout en faisant semblant de vous intéresser à leurs vies déprimantes ainsi qu’à leurs étagères Ikea pleine de B.O.F. mille fois moins délirantes que celle dont il est question ici (au hasard : Le grand bleu).

4. wetransfer-td4d3fhS : Exploded View 

A posteriori, la preuve qu’on peut publier un album dénué de toute chanson et malgré ce vide abyssal réussir passionner environ 250 péquenots parisiens ravis d’écouter une chanteuse sous Valium (Anika) imiter le bruit de la bombe Air Wick parfum Lavande avec un batteur échappé des Tambours du Bronx. N’est pas Nico qui veut.

5. wetransfer-tt67rtd3 : TOTORRO – « Come to Mexico »

La biographie dit de Totorro qu’il est « un groupe unique, difficile à catégoriser, qui offre des repères, certes, mais des sensations et des émotions qu’on n’a jamais assemblées de cette façon. Une musique instrumentale qui en dit long, où chaque épisode raconte des choses qui rendent les mots inutiles ». Bon, ben du coup on va tous gagner du temps en disant que « Come to Mexico » fait beaucoup penser à Tortoise, à NLF3, au post rock de la fin des années 90 et à tous ces concerts où l’on a pensé à sa liste de courses au bout du troisième morceau.

6. wetransfer-ennuit64pianotd3 : Yann_Tiersen_EUSA_mp3

Post-it sur le frigo : penser à écouter le nouvel album mélancolique de celui qui ne voulait plus qu’on lui parle d’Amélie Poulain. Post-it sur le frigo : penser à écouter le nouvel album mélancolique de celui qui ne voulait plus qu’on lui parle d’Amélie Poulain. Bon, c’est vrai que c’est beau ; on a presque envie qu’il pleuve pour pouvoir coller le nez au carreau de la fenêtre comme dans un téléfilm allemand. Idéal pour accompagner vos mots croisés dans votre maison secondaire sur l’île de Ouessant; celle où le bois est toujours trop mouillé pour faire un bon feu de cheminée, PUTAIN.

7. wetransfer-xtp5tdpod4 : C. Duncan – « The Midnight Sun »

Okay, là c’est de la triche, j’ai énormément écouté ce disque au cours des derniers mois mais n’ai point trouvé le temps d’en faire l’écho. L’archétype parfait de l’album qui mériterait qu’on se rende sur la fiche Wikipedia pour trouver des choses intelligentes à en dire, mais qui, à l’écoute, dévoile une espèce de pop électronique gazeuse absolument passionnante composée par un mec qu’on soupçonne d’avoir passé beaucoup de temps à Berlin (raté, il est écossais). « The Midnight Sun » est d’autant plus fascinant que C. Duncan est également capable, sur la fin du disque, d’un morceau au niveau du « Some Other Ones » de Mac De Marco. L’adjectif « aérien » prend ici toute sa pleine mesure.

8. wetransfer-da3871 : Le SuperHomard – « Maple Key »

Le label Pop Club, basé dans les Alpes depuis 2012, nous envoie chacune de ces sorties sans qu’on puisse, pour une raison qu’on continue d’ignorer, parvenir à les écouter. Il y a toujours quelque chose d’autre à faire, un autre disque à écouter, des impôts à payer (« c’est une occupation du temps », disait Houellebecq) et c’est vraisemblablement une belle injustice puisqu’un disque comme le « Maple Key » du Superhomard, sans rien révolutionner, s’inscrit dans la droite lignée de tout ce qu’on a aimé chez Tricatel au cours des années 90 puis 2000. L’ombre de Burgalat n’est jamais loin et l’objet devrait ravir tous les mélomanes pour qui la pop est aussi affaire de complet-veston. Résolution 2017 : écouter un peu plus les disques du Pop Club.

9. wetransfer-tufy45jdr : La Jungle – « II »

Second tour de passe passe avec un disque trois fois reçu au bureau et dont le malheur aura été que chacune des trois copies ait été perdue au gré des voyages. C’est bien dommage du reste, car La Jungle condense en cinq titres toute la folie qui manque à tant de groupes instrumentaux qui ont passé trop de temps à lire New Noise pour composer des musiques moins codifiées qu’une notice de télévision à écran plasma. Fou, kraut, belge dans l’esprit (libre) et foncièrement atteint de la maladie de Parkinson, ce disque secoue plus que l’intégrale de Phil Collins.

10. wetransfer-p3a5r3i7: Alister – « Mouvement perpétuel »

Une fois passé les oublis involontaires (sic), restent enfin les silences conscients. Et tous ces albums de personnes qu’on a tant aimé, mais qu’on refuse de suivre par conviction, de peur d’être déçu, parce que le temps, en musique, fait souvent plus de dégâts que de miracles. Tout cela pour dire que le « mouvement perpétuel » d’Alister, sorti cette année, est resté coincé dans le carton d’emballage. Appelons ça de la fainéantise, mais il était impossible d’aller au delà du single Je travaille pour un con. Et c’est hélas toujours le cas.

Larry Clark, tout doit disparaître

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Avant d’ouvrir la galerie rue Antoine, son équipe avait déjà vendu un immense tas de photographie d’amateurs. Chacun pouvait venir en orpailleur et à condition d’avoir l’œil affuté, chacun pouvait repartir avec une pépite. Cette fois-ci les images valent cent euros pièce, mais sont toutes signées Larry Clark. Le principe reste pourtant le même : sur une grande table, plusieurs centaines de tirages sont entassés, on vient avec du cash only et on repart avec sa trouvaille. Ce n’est pas la première fois que Clark brade ses archives, il y avait eu une opération de plusieurs jours au Silencio, d’autres au Japon, à New-York ou à Londres, un peu comme une sorte de tournée photographique à la rencontre de son public, une manière d’éviter le circuit un peu guindé et couteux du marché de l’art. L’idée en soi est assez belle; plutôt que de vendre ses images à un musée ou un super-collectionneur, Clark préfère les disperser et les rendre à son public, ces même jeunes, plus ou moins désargentés, qui peuplent ses films et ses images.

L’expérience qui dure jusqu’au 24 décembre est assez fascinante, parce qu’on ne sait finalement pas tellement de quoi il s’agit, pas d’une exposition, mais pas non plus d’une vente classique. Larry Clark traîne dans la galerie, il réclame qu’on lui montre les images, discute les choix des uns et des autres. Le public est un composite étrange, on croise des jeunes gens branchés, des amateurs de photo, quelques skateurs qui ont joué dans son dernier film tourné à Paris et qui passent dire bonjour.

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Autour de la table, la plongée dans les images est vertigineuse, on trouve pêle-mêle des photos de ses films depuis Kids, des images réalisées pour la marque Supreme, mais aussi des photos plus intimes, la frontière est mince puisque Clark a toujours été très proche de ses comédiens, au point parfois de vivre avec eux, l’ensemble forme donc une sorte de trame continue où l’on passe sans cesse de la vie quotidienne de Clark au monde de ses films. Comme il le dit lui-même à propos de ses acteurs; « Je leur pique toutes leurs idées, c’est avec ça que je fais mes films! »

Et en épuisant les piles d’image, on le voit presque travailler. Pour certaines images il y a plusieurs dizaines de poses, comme s’il fallait épuiser chaque moment, chaque situation. On comprend aussi mieux combien sa pratique de la photographie se rapproche de la pratique du skate, des figures pratiquées à longueur de journée pour en explorer les plus infimes variations, une pratique de l’échec, avec ici et là des réussites acrobatiques. Celui qui repart avec une image ne sait pas toujours s’il repart avec une œuvre, une image d’archive ou un fétiche. Le mieux sans doute est de les considérer comme autant de photos de famille, de cette famille étrange et déglinguée qui est celle de Larry Clark.

Galerie rue Antoine, 10 rue André Antoine – 75018 Paris
Jusqu’au 24 décembre, de 12H à 20H
www.rueantoine.com


Michael Chapman, ou les 50 nuances de folk

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C’est en peu de mots ce que « 50 », son nouvel album à paraître en janvier, raconte. L’histoire d’une carrière sous les radars, et quelques cinquante et quelques albums publiés en 50 ans de gratouillages de cordes. Deux infos conséquentes, un seul et même chiffre et une ligne claire tout du long ; avec cette régularité qui pourrait virer à la monotonie si Chapman n’avait pas entre les doigts ce Zippo prêt à faire cramer les cordes sèches.

Top 50. Ne nous emballons pas sur l’intertitre : Chapman n’a pas à son actif de « tubes » comme Dylan ou Bert Jansch ; mais il possède en revanche un certain don pour l’invisibilité de ce coté de la Manche où, à quelques exceptions près, son nom fait l’effet d’un soupir sur la mesure. Etonnant lorsque l’on sait – ou qu’on apprend, plutôt – que l’Anglais joua à ses débuts avec Mick Ronson et fut signé dans le triangle d’or discographique – Harvest, Decca, Deram – avant d’être récupéré par Strange Fruit Records, label cofondé par John Peel en 1986. Victime, comme tant d’autres, du désintérêt du public pour la folk au milieu des années 80, Chapman entama alors une longue traversée du désert (il avait un physique prédisposé à cela, remarquez) puis, comme Jansch, bénéficia d’un retour en grâce au début des années 2000 ; l’âge aidant souvent les vieux briscards de bords d’autoroute (allo Johnny Cash ?) à se remettre en selle. Celle de Chapman est en cuir tanné, mais qu’on ne se méprenne pas : il n’est pas vraiment question de farwest sur « 50 », tout au plus d’une évocation lointaine des déserts américains en 16/9, du temps où ils n’avaient pas encore été transformés en casinos sablonneux.

Force tranquille. Pas de grande révélation sur « 50 », mais au moins une certitude. Chapman, ombre silencieuse de ce blues britannique historiquement plus intime que sa cousine américaine, peut aussi bien être comparé à ses copains débranchés du Royaume-Uni (Davey Graham, Richard Thompson, Nick Drake) qu’être cité dans ce que la nouvelle vague du folk anglais (Graham Coxon, Ryley Walker) a fait de mieux. Alors oui, certes, ça ronfle un peu par endroits, c’est gentiment boisé et le septuagénaire tombe parfois dans les travers du genre (une pochette encore moins sexy que Loretta Lynn en nuisette, une chanson ou deux taillées pour la gériatrie) mais « 50 » mérite évidemment d’atterrir dans les plus belles discothèques en acajou.

Michael Chapman // 50 // Paradise of Bachelors (sortie le 19 janvier)
http://www.paradiseofbachelors.com/pob-29/

Le top 10 des plus beaux infarctus de 2016

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10. Pete Burns, leader de Dead or Alive.

Son nom ne vous dit certainement rien, et c’est précisément ce qui lui vaut la dixième place de ce top des arrêts cardiaques. Le sien (de cœur) s’est arrêté de battre le 23 octobre dernier, après que le leader de Dead or Alive (sic) ait pompé tout Depeche Mode pour son one hit Wonder You Spin Me Round. En vérité, tout le monde s’en fout. Devenu l’équivalent anglais des frères Bogdanoff après plusieurs opérations chirurgicales qui lui auront permis de devenir une atrocité asexuée au croisement entre Cher et Caitlyn Jenner, Pete Burns a conclu sa carrière en 2016 avec une participation à l’émission de télé-réalité Big Brother, où il termina cinquième. Pas de chance Pete, cette fois tu es dixième.

9. Frank Murray, manager de Thin Lizzy et des Pogues

On a tous un pote guitariste (raté) dans la trentaine capable de vous bassiner toute une soirée avec les Pogues ou Thin Lizzy (ça fonctionne aussi avec Sweet Smoke). Bon, Frank Murray travailla avec les deux et un rapide sondage nous apprend que tout le monde s’en fout aussi. La légende, celle qu’on imprimera sous la nappe à carreaux de cette petite table Ikea du rock’n’roll, retiendra que l’ami Murray travailla également avec The Specials et Elton John. Tant de mauvais goût fait qu’on est presque surpris qu’il ait vécu si vieux.

8. Nick Menza, batteur de Megadeth

Comme Molière, lui est mort sur scène (le 21 mai dernier). Sauf que Molière n’a jamais tabassé les tympans de toute une génération avec Megadeth, et qui plus est pendant sa pire période (de 89 à 98). Coup du sort pour Menza, son infarctus l’a stoppé net alors qu’il jouait avec OMH, un groupe fondé par un autre ex de Megadeth, Chris Poland. Une sorte de « méga mort », quoi.

7. Bob Walsh, bluesman

Comme le dit le proverbe, un bon bluesman est un bluesman mort (en fait ce dicton n’existe pas mais si quelqu’un pouvait passer le mot à Eric Clapton ce serait sympa). Tout cela pour dire que celui que certains (on ne sait pas qui) appelait « le patriarche du blues québécois » est lui aussi décédé d’un infarctus. Son seul tort, finalement, aura été d’être né au Canada. Conclusion : ciel dégagé sur vos timelines et pas beaucoup de #RIPBobWalsh.

6. Otis Clay, chanteur de soul

Un peu de justice en ce bas monde avec un infarctus réglé comme une horloge suisse. Otis Clay, auteur du célèbre Trying To Live My Life Without You, n’a certes pas connu la même carrière que son homologue Otis Redding, mais comme Wilson Pickett (lui aussi mort d’une crise cardiaque en 2006) il décède à un âge respectable pour un musicien. Notons tout de même que personne dans la salle n’est capable de citer un seul de ses morceaux, mais que selon Wikipedia « Clay demeurait un artiste populaire se produisant souvent en concert en Europe et au Japon » (souvent le signe de la fin de carrière pour les artistes américains). Mort 1, Otis 0. Bon, là encore c’est pas dramatique non plus.

5. Alan Thicke, acteur et « musicien »

Celui là, vous le connaissez certainement. Alan Thicke est l’ombre télévisuelle des séries américaines depuis le début des années 80, et son nom apparaît au générique de séries aussi incontournables que Quoi de neuf docteur, How I met your mother ou La fête à la maison 20 ans après. Autant dire une palanquée de chefs d’œuvres cathodiques qui justifient à eux seuls la pollution carbone générée par tous les hommages post-mortem qui ont fleuri de par le monde depuis le 13 décembre, date de sa mort alors qu’il jouait au hockey. Last but not least : Alan Thicke est l’auteur de la musique de la série Arnold et Willy, preuve que non, personne dans le monde ne marche du même pas. A ne pas confondre avec Robin Thicke, son fils. Et sans transition…

4. Frank Sinatra Jr, fils de

Le saviez-vous ? Frank Sinatra avait un fils. Nommé pareil que lui. Et qui reprenait ses chansons les plus célèbres depuis sa mort. Comme quoi, les cours de Françoise Dolto n’ont pas traversé l’Atlantique. Sinon The Voice aurait certainement pris le temps de sortir le chéquier pour plusieurs séances chez le psychothérapeute pour toute la famille afin d’éviter ce transfert assez morbide entre papa et son fiston. Arrivé à ce stade du top dont on commence à questionner le réel intérêt, on ne peut qu’élire l’infarctus comme grande tendance de l’année, loin devant le cancer (Bowie) et la mort mystérieuse devant un ascenseur (Prince). Les fans manquant d’humour (pléonasme) nous pardonneront cette digression, mais jusqu’au jour de sa mort Frank Sinatra Jr était surtout resté célèbre pour son kidnapping à l’âge de 19 ans, en 1963. Coup de bol, cette fois papa avait sorti le chéquier (240.000 dollars, pour être précis).

3. Paul Kantner, guitariste du Jefferson Airplane

Eminent guitariste du groupe de San Francisco à qui l’on doit Somebody to love et White Rabbit (entre autre), Paul Kantner se démarque dans ce top remboursé par la sécurité sociale par la synchronicité dont il a su faire preuve, en bon musicien, au moment de son infarctus : il est mort le même jour (le 28 janvier 2016) que Signe Toly Anderson, la première chanteuse du groupe qui décida en 1966 de tout plaquer parce que tourner à travers les USA en étant enceinte ne lui semblait pas responsable. Au moins une bonne décision dans ce monde d’abrutis.

2. George Michael, icône pileuse.

Pour un artiste, savoir réussir sa sortie est au moins aussi important que l’entrée de scène. Cette année, certains y sont parvenus (Bowie et son disque-épitaphe, Lemmy continuant à jouer à son jeu vidéo préféré après s’être fait diagnostiquer un cancer…) et c’est évidemment le cas pour Georgios Kyriacos Panayiotou, mort à l’insu de son plein gré pendant son sommeil, le jour de Noël. Une occasion inespérée pour un lip sync sur son titre Last Christmas, dont la rumeur prétend qu’il aurait été composé par Wham en 1986 grâce au machiavélisme de majors qui auraient prophétisé avec trente ans d’avance le déclin des ventes de CD’s et donc, l’importance d’un tube ringard à ressortir pour faire pleurer consommer les fans nostalgiques d’un mec que tout le monde avait fini par oublier. N’importe quoi.

1. Carrie Fisher, actrice de film Z

En tête du classement, et sans surprise, le départ too much too soon de l’héroïne à pompons de Star Wars, dont le plus grand mérite aura été de pré-mourir à bord d’un chasseur Jedi (pardon : un avion de ligne) presque pile au moment où Rogue One (épisode 38 en partant du début qui est en fait la fin) sortait en salles. Une belle histoire comme les aiment ceux qui ont pris douze RTT pour se lamenter sur cette triste disparition, mais qui ne doit tout de même pas occulter le fait que Carrie Fisher n’a pas foutu grand chose pendant quarante ans hormis jouer dans des navets (Austin Powers, Scream 3, Charlie’s Angels) et se droguer dans les années 80 pour tenter d’oublier la notoriété que lui avait apporté un triptyque désolant réservé à une bande de trentenaires à qui les parents (ceux qui ont vécu la seconde guerre mondiale) avaient confisqué leurs jouets (Carrie) Fisher Price.

Et donc, que nous apprend ce top inutile ?

A vrai dire, et comme le confirment tous les cardiologues contactés, absolument rien. Du moins pas plus que la question posée voilà quelques jours par le Mirror, qui titrait sans pouffer « Why are so many celebrities dying in 2016 ? ». La réponse est pourtant simple : parce que tous les ans, des millions de gens meurent partout sur la planète et que jusqu’à preuve du contraire, même les vieilles célébrités ne disposent pas d’une jauge de vie à trois cœurs comme dans Zelda. A regarder le mimétisme rampant (les mêmes blagues, les mêmes mots) et la course impossible de chacun pour sortir du lot, on se dit qu’il est, psychiatriquement parlant, inquiétant de constater à quel point tous les internautes du monde semblent s’être donné rendez-vous sur Facebook et consort pour se lamenter sur ce monde où pas plus les acteurs que les musiciens ne ressemblent aux vidéos figées qu’on voit d’eux sur Youtube. C’est ce retour en arrière, perpétuel et malsain, vers la société du divertissement du 20ième siècle qui vous tue.

Et au cas où vous ne seriez pas au courant : la mort vous attend aussi. Vos chances de devenir célèbre s’élevant mathématiquement à 1 sur un million, autant vous préparer à crever dans le silence, et sans personne pour vous veiller numériquement. La bonne nouvelle, c’est que cela vous laisse d’autant plus de temps pour réfléchir au bon # ou à la bonne formule pour fêter les décès des dernières icônes en fin de vie. Citons – en vrac – Keith Richards, Paul McCartney, De Niro, Neil Young, Bob Dylan, Delon, Stevie Wonder, Lagerfeld (paraît qu’il va pas très bien…) ou encore Clint Eastwood. Sur ce, bonne année 2017. Et achetez-vous une vie putain.

Searching for Niagara

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Pour une raison qui m’échappe encore un peu aujourd’hui, cela fait maintenant quelques années que je voue une sorte de culte un peu honteux à Niagara, l’un des duos mythiques de la pop française des années « Top 50 ». Tout a probablement commencé lors d’une soirée un peu arrosée, au cours de laquelle j’avais redécouvert et chanté à tue-tête dans une épiphanie nostalgique l’inoubliable L’amour à la plage, ah – ouh – tchatchatcha… Et cet épisode m’a fait replonger dans l’impressionnant vivier de tubes et de plaisirs coupables qui émaillent la discographie du groupe rennais aux presque deux millions de singles vendus : Je dois m’en aller, Soleil d’hiver, Quand la ville dort, Flammes de l’enfer, Pendant que les champs brûlent, J’ai vu… J’en arrivais même à envier ma sœur aînée d’avoir connu cette époque d’insouciance flippée du milieu des eighties, quand la jeunesse tentait d’oublier la progression du Sida et le nuage de Tchernobyl en flirtant sur les dance-floors des discothèques de campagne au rythme afro-cubain de Tchiki Boum et de ses lyrics idoines : « Et si tu prends cœur, ça ne me fait pas peur. Et si tu prends mon corps, tu n’a pas vraiment tort. »

Victime d’un revival incontrôlé, j’ai passé des soirées à explorer Internet à la recherche de vidéos de ce groupe ayant très largement contribué à la B.O. de ma pré-adolescence bercée par la bande FM. Chaque chanson, chaque clip que je redécouvrais prenait le goût d’une délicieuse madeleine douce et moelleuse au parfum subtil de fleur d’oranger. Hypnotisé par la bouche immense et les hanches marquées de la divine front-woman (et aussi un peu amusé, suivant les époques, par les chemises bariolées ou le look pré-Matrix de son comparse Daniel Chenevez), je plongeais dans un vortex acidulé et sensuel, tournoyant au gré des métamorphoses de l’icône : Muriel avec les cheveux blonds, bruns, rouges ou bleus, Muriel et son nombril apparent, sa moue boudeuse lors des interviews, Muriel et ses tourniquets de bras langoureux en playback sur tous les plateaux télé (Champs Élysées, Sacrée soirée…), Muriel et son déhanché du diable dans des tenues de cuir échancrées façon Barbarella… Je comprenais mieux pourquoi, au terme d’un concert de Mansfield.TYA conclu par une reprise de Pendant que les champs brûlent, un ami m’avait confié avoir « connu ses premiers émois d’adolescent » lors des passages télé de Niagara.

« J’essayais d’être musicienne et je ne voyais pas le rapport avec le fait d’être une image. »

Travaillée, sublimée par Daniel Chenevez qui réalisait lui-même tous les clips du groupe, cette figure de pin-up pop construite au fil des ans a marqué les esprits. Une construction évidemment consciente : le groupe n’avait-il pas choisi son nom d’après le titre d’un film d’Henry Hathaway, avec dans le premier rôle, Marilyn Monroe ? Redécouvrant Niagara avec mon regard d’adulte, je devenais moi aussi la victime (très largement consentante) de cette machination. Je glissais donc lentement mais sûrement sur cette pente nostalgique et vaguement libidineuse, jusqu’à ce que la question s’impose d’elle-même, dans mon esprit pervers et curieux de journaliste : qu’est-il donc advenu de cette icône pop sublime ressurgie de mon passé ? Pas de site internet, ni de compte Facebook ou Twitter… Étrange. Muriel Moreno aurait-elle complètement disparu de la circulation ?


Assez rapidement, Google permet néanmoins de remonter le fil pour retrouver la trace de Niagara, officiellement « mis en pause » en 1993… Lassée de la mainmise de Daniel sur le duo, fatiguée par le rythme effréné du music business et des tournées, Muriel s’enferme dans le home studio de son appartement du 11e arrondissement de Paris, où elle écrit et réalise son premier album solo, baptisé de manière transparente « Toute Seule ». Sorti en 1996, ce disque de chansons explore des univers hétéroclites (chanson, hip-hop, reggae, trip-hop, piano-voix…) de manière assez bancale. La sensualité exacerbée a laissé place à une féminité tourmentée… C’est un échec commercial. Alors qu’elle cherche à s’affirmer en tant qu’autrice-compositrice, le fantôme de Niagara lui colle à la peau. Pour cette féministe convaincue, qui avoue avoir joué le jeu « comme une actrice incarne un rôle », ça ne peut plus durer : « J’essayais d’être musicienne et je ne voyais pas le rapport avec le fait d’être une image », expliquait-elle dans l’émission Paris Lumières en 1996. Pour Frédéric Rat, un fan de toujours administrateur de la page Facebook « Niagara… pour un million d’années », Muriel « s’est toujours défendue de cette image sexy parce que c’était un malentendu total« . Elle y voyait la dimension artistique du corps, une façon d’affirmer que les femmes ont également le droit de s’exprimer par leurs attributs sans être objectivées. Le public et l’industrie n’y ont vu qu’une chanteuse sexy sculptée par son Pygmalion. La remise en question est douloureuse. Il faut tuer la pin-up, déconstruire l’icône.

Le « chut ! » de Niagara

Les années qui suivent consistent en une intense phase de recherche et d’exploration, à la fois musicale et personnelle. En lutte perpétuelle contre le spleen et la dépression, Muriel Moreno signe quelques bandes originales de film (le court métrage Thérapie Russe en 1997 et le long Locked in the syndrom en 1998), puis évolue vers une musique électronique, quasi instrumentale, en publiant coup sur coup deux albums, « Required Elements » (2000) et « Surviving the day » (2001). À travers ces deux disques aux teintes acid-jazz ou house plutôt hybrides, Muriel entame sa mue pour ensevelir sous les nappes et les beats la chanteuse célèbre qu’elle était. « Ce n’était pas moi, Niagara, explique-t-elle au magazine canadien Voir en 2001, j’ai mis beaucoup de temps à savoir qui j’étais et je commence juste à cerner le sujet. Je suis assez compliquée comme femme et ma musique me permet maintenant d’exprimer cette complexité-là… » Plutôt bien accueillie par la scène underground de l’époque, notamment à l’étranger, sa musique lui ouvre des portes pour aller mixer dans les soirées électro partout en Europe et même ailleurs. Une vie simple de noctambule, une seconde adolescence pour celle qui mixait déjà, à l’âge de 17 ans, dans les soirées rennaises. Fan de Niagara et de Muriel, Florian l’a rencontrée dans ces soirées électro au début des années 2000. Et pour lui, qui entretient toujours quelques rapports avec l’ancienne icône, aucun doute : « Elle s’épanouissait beaucoup plus dans le milieu underground que sous la lumière en tant que ‘chanteuse de’. Dans l’électro, elle a réussi à se faire un nom. En Angleterre, au Canada, dans beaucoup d’endroits en Europe, on savait qui était Muriel Moreno. »

En parallèle à son activité de DJ, elle touche à la réalisation (notamment de clips). Et revient brièvement au chant dans le projet Dynamo (2004-2005) qu’elle monte avec Marc Collin de Nouvelle Vague. Bilan : deux maxis et un morceau (I wish I was a boy) sur la B.O. du film Riviera en 2005… Par la suite, Muriel Moreno apparaît sur deux obscurs titres, associée au DJ français Julien Barthe, alias Plaisir de France. L’un en 2006, l’autre en 2008, ce qui constitue sa dernière trace discographique à ce jour. Cet ultime collaborateur pourrait-il m’en dire un peu plus ? Mais mon mail à ce sujet restera sans réponse. Quant à celui transmis à son ancien partenaire de Niagara, Daniel Chenevez, il reviendra sous une forme de refus poli : « Muriel et moi ne donnons pas d’interview concernant Niagara. » Terminé, bonsoir.

Bref, la piste s’arrêtait là. Muriel semblait s’être évaporée vers la fin des années 2000, sans laisser d’adresse, ni de trace numérique quelconque : site internet fermé, pas de compte officiel… Rien, nada, peau d‘zob. Même pas de photo récente : la dernière, postée sur un compte Flickr en 2007 la montrait aux platines dans une soirée électro. Sa dernière interview, donnée à lepetitjournal.com, « le media des Français et des francophones à l’étranger », remontait à 2005, à l’occasion de son set lors de la fête de la musique de la communauté française de Mexico. Quatre questions-réponses succinctes où l’on apprenait qu’elle parcourait le monde pour mixer et que cette nouvelle vie lui convenait parfaitement : « Je suis très bien avec les courants alternatifs, l’instrumental, le fait d’être dans l’ombre… Pour moi, le triomphe est très douloureux. » Au point de disparaître pour de bon ? Son label Polydor, contraint au silence ou totalement largué, n’en sait visiblement pas plus. Après quelques semaines d’attente, la réponse de la jeune attachée de presse est tombée : « J’ai cherché quelqu’un qui aurait le contact de Muriel et je n’ai pas trouvé. Navré (sic) de ne pouvoir vous aider. » Pour ce qui est d’engranger les recettes en revanche, pas de problème : Polydor a fêté en 2016 les 350 000 exemplaires vendus du best of « Flammes », sorti en 2002 et réédité en septembre dernier en double vinyle (après les rééditions au cours de l’été des deux albums les plus vendus du groupe, « Quel enfer ! » et « Religion »).

À chaque fois, les mêmes messages et les mêmes commentaires de fans sur tous les forums : Muriel, tu nous manques. Muriel, rechanteras-tu un jour ? Muriel où es-tu ? Personne ne semblait le savoir. Seul élément probant : un joli film de 26 minutes sur les No man’s land de Paris, réalisé sous son vrai nom (Muriel Laporte) en 2007, dans le cadre d’un master de Cinéma à l’université Paris 1. Aurait-elle repris ses études ? Autre piste : un billet daté de 2010 sur le site internet rockmadeinfrance.com évoquait une reconversion incongrue dans l’agriculture biologique. What ? L’ex-icône pop raffinée et sensuelle devenue DJ underground aurait-elle ressenti un besoin de normalité si intense qu’elle serait retournée à une pratique humaine ancestrale, celle du travail de la terre ?

 

Recherche Muriel désespérément

Il était désormais temps de se jeter dans le puits sans fond des groupes Facebook dédiés à la gloire de Niagara ou de sa chanteuse, où certains fans, visiblement bien renseignés, indiquaient aux curieux qu’elle avait « changé de vie ». C’est par ce biais que j’ai contacté Florian, le premier fan, qui m’a confirmé : « Sa musique n’était pas super accessible et puis la crise du disque est arrivée par là-dessus (sic)… Et ça a été difficile. Elle n’était pas prête non plus à retrouver Daniel, à refaire Niagara, ou à se relancer dans une grande médiatisation. Elle en avait marre qu’on la ramène toujours à ça. Donc elle est complètement passée à autre chose. » C’est à dire ? « Elle a complètement changé de domaine. Elle n’est plus exposée. Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle est bien. » Même silence radio du côté de notre deuxième fan, Frédéric Rat : « Si elle ne veut pas en parler, ce n’est pas à nous de le faire. » Impressionné par le respect et la droiture de ces fans (il en existe donc des comme ça…), je m’apprêtais à refermer le dossier… Lorsque la lumière est venue des algorithmes de Facebook.

Niagara

Était-ce le fait d’avoir contacté ou chatté avec ces quelques fans ? Toujours est-il qu’en tapant une dernière fois le nom de Muriel dans la barre de recherche du réseau social, je suis tombé sur un profil affichant un panneau « Welcome to Twin Peaks », ce qui m’a bien sûr incité à le consulter… Pour tomber bouche bée sur la silhouette de Muriel exécutant une sorte de demi-cercle avec son buste, dévoilant sa nouvelle carrière dans… le fitness et les sports « doux » ! D’après son CV, plutôt bien renseigné, elle avait cessé son activité de DJ en 2010 pour suivre une formation à l’institut des métiers de la forme et devenir prof de yoga et de pilâtes depuis 2014 dans plusieurs clubs de Paris et de sa région. Danseuse depuis toujours ou presque, très « physique » dans sa manière d’aborder la scène avec Niagara, elle a finalement choisi d’approfondir cet aspect d’elle-même. Et de redevenir, tout simplement, Muriel Laporte, 53 ans. À l’heure où le quart d’heure de célébrité warholien est devenu une banalité postée sur les réseaux sociaux, ce parcours à contre-courant a de quoi déconcerter. Pour Frédéric Rat, qui décrit « une fille paradoxale, mais très cohérente », rien d’étonnant : « Maintenant, tout le monde recherche la célébrité sans talent. Elle avait le talent, mais fuyait la célébrité. C’est unique et remarquable. Son but a été d’être entière avec elle-même et ça n’est pas passé par la célébrité. Elle n’a aucune raison de chercher l’exposition aujourd’hui. » Cette volonté affirmée de ne pas se retourner vers ce passé pailleté et scintillant ne sera pas démentie : mes quelques tentatives d’approche ont été fermement ignorées. Pas question pour elle de se replonger dans le destin contrarié d’une créature artificielle qu’elle incarnat pendant dix ans. Et encore moins de lui redonner vie.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Niagara demeure un vestige intact. Le premier groupe français sponsorisé par MTV Europe au début des années 1990 n’a participé à aucun concert de re-formation, ni à aucune tournée pathétique d’anciennes gloires des années 1980 ou Top 50. La nostalgie, non merci. « L’image de Niagara est restée telle quelle, intacte, sans être abîmée, selon Frédéric. Niagara n’a pas été galvaudé, n’a jamais été remixé ou étiré dans 36 000 best-of. Et malgré cette absence, le groupe est extrêmement repris par la jeune génération. » Du mainstream (Brigitte, Izia, Feu ! Chatterton…) à la scène indé (Lescop, Flavien Berger, Mansfield.TYA…) en passant par l’underground pure et dure (le duo dark wave canadien La Mécanique), on ne compte plus les versions différentes de certains tubes de Niagara. Preuve qu’au-delà de l’image, l’héritage culturel et musical du duo existe. Qu’en pense l’icône disparue ? On ne le saura probablement jamais.

VISUALS « Constant Desire »

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Si vous êtes tombés un jour sur une photo de la famille Other People, le label de Nicolas Jaar, ou du supergroupe de Dave Harrington, l’autre moitié de Darkside, vous avez peut-être remarqué son visage anguleux. Sans label fixe mais toujours bien accompagné, il est des trois dont on peine à dire le nom. C’est normal, une rapide recherche Google confirme que ses disques sortent de plus en plus discrètement.

« Constant Desire » est le troisième EP du New-Yorkais, un disque qu’il “était important de sortir cette année, pour que les chansons ne prennent pas trop la poussière”, nous dit l’intéressé. À entendre Andrew Fox raconter sa sortie à la va-vite, on écoute « Constant Desire » en se demandant si l’Américain n’a pas perdu quelque chose en route. Les chansons mêlent club music et indie pop (Animator, Acceleration), à côté de bons titres, mais oubliés aussi vite qu’écoutés (Waiting on a G, Constant Desire) comme on en trouvait sur le précédent disque, « The State Of  Things ».

Le truc, c’est que sans être désagréables à l’oreille, « Constant Desire » comme « The Stage Of Things » confirment qu’il y a bien un avant et un après Berlin pour Andrew Fox.

Vous connaissez l’histoire ? Après la sortie de « Visuals » en 2013, il quitte sa copine, ferme son studio à clé, s’envole pour la capitale allemande après avoir quitté New York et le dit lui même, “pour s’éloigner de l’esthétique du premier EP”. Dave Harringon, son ami d’enfance, jette toujours une oreille sur son travail et ne dit jamais non pour l’aider à la production. Mais là encore, difficile de retrouver le mordant des premiers titres avec Darkside aux manettes.

Le morceau Slowed Down, qui ouvrait « Visuals », justifie à lui seul ces quelques minutes à vous parler d’Andrew Fox si vous êtes passés à côté. Une ligne de basse au ralenti à faire croire à celui qui la joue qu’il est le Jésus électrique, une voix à faire espérer le nouveau Richard Fearless doublée d’une guitare qui enfonce le clou comme une évidence. Tout ce qui, en somme, a aujourd’hui disparu au fin fond de sa discographie, caché sous une pile de titres confortables mais, au regard de son premier EP, anecdotiques comme une paire de chaussettes.

http://www.visualsmusic.com/

Barouh d’honneur

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Etre pionnier en France, c’est souvent passer les dix premières années de sa vie à créer et les vingt suivantes à attendre que la vie vous rattrape. Pierre Barouh était, puisqu’il faut désormais conjuguer son histoire au passé, l’un de ces mecs trop en avance. Un artiste jamais vraiment remonté à la bonne heure, et pour cette bonne raison en éternel décalage. Vaste tragédie que celle du passeur. Mais c’est comme ça.

Depuis ses débuts à l’affiche du plus célèbre des films de Lelouch,  Un homme et une femme, Pierre Barouh sert invariablement la même histoire à qui veut bien l’entendre. Ils ne sont pas nombreux, hélas, à avoir pris le temps de l’écouter. Pourtant, à sa façon, Barouh est une pièce clef du mécanisme, un pied de chaise pas vraiment stable qui s’est balancé pendant cinquante ans. Acteur, musicien, patron du plus vieux label français indépendant – Saravah, crée en 1965, poète à ses heures perdues, l’homme était un voyageur qui défrichait tout ce qui ressemble de près ou de loin à quelque chose d’invendable: la bossa nova, Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Jean-Claude Vannier, la world music, Lewis Furey. Tous se sont fait pousser dans le dos par Pierrot. Dans l’avant mai 68, il a pris son bâton de pèlerin, parcouru le monde sans attendre qu’il vienne à lui. De lui justement, il dit se résumer « à un promeneur qui ne marcherait pas sur deux kilomètres », peu soucieux du silence médiatique qui l’entoure en France et des journalistes qui s’épuisent à ressasser les vieux clichés – son premier rôle chez Lelouch, son court mariage avec Anouk Aimée, la chanson A bicyclette écrite pour Yves Montand. Quand on lui pose des questions sur son histoire, ses yeux s’illuminent et le moulin à paroles s’enclenche automatiquement, comme un flipper longtemps laissé au placard.

Roi du slow-bizz

L’autre devise du label de Pierre Barouh? « Saravah, les rois du Slow-Bizz ». A regarder le catalogue, il faut bien avouer que les « coups commerciaux » ne sont pas nombreux et les meilleurs disques, au mieux, rentabilisés après dix ans. Certains d’entre eux sont devenus cultes ; ceux de Brigitte d’abord (« Brigitte Fontaine est… folle » en 68, « Comme à la radio » en 69), ceux plus hippies d’Higelin (« Higelin et Areski » en 69, « Jacques Crabouif Higelin » en 71) sans oublierr le premier LP de Jean Roger Caussimon (« Jean-Roger Caussimon chante Jean-Roger Caussimon », grand prix de l’Académie Charles Cros en 1970). Dans la France de 68-69, une grande partie des dadas aux cheveux longs atterrissent chez Barouh, finalement plus beat que rock et plus sensible à la bande de la Coupole qu’à celle du Drugstore. Et alors que plusieurs rockeurs du sous-sol rendent les armes dès le début des 70’s, préférant rejoindre la variété ou les studios plutôt d’accepter l’échec frontal, Barouh et les siens continuent de résister à la vague des nouvelles modes et leur préférant le temps long.

Le jour de notre rencontre, le 29 mai 2010, je ne sais pas encore quoi faire de ce papier, vraiment. Peut-être attendre que Barouh, 76 ans à l’époque, passe de l’autre côté, pour de bon, et c’est d’ailleurs précisément ce qui s’est passé, en fait. Ce jour là, donc, Barouh déroule généreusement une carrière allongée comme son café. Il fume, pas mal, parle, encore plus. Nous sommes à quelques mètres du siège d’Universal, près du Panthéon, et rien que ce grand écart entre le poète et la musique marchande est un clin d’œil. Entre deux souvenirs, il évoque sa passion pour l’Asie, parle de ses étampes japonaises, des bambous allongés dans son jardin. De Barouh à la science du tube végétal, avec accrochés dans son dos, invisibles, des chansons qui ont pris le temps pour pousser.

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Il voyage en solitaire

Au tout départ, Pierre Barouh est un enfant de la banlieue parisienne. Né en 1934 de parents juifs émigrés séfarades, il a six ans au début de la guerre, et se retrouve propulsé dans le bocage vendéen avec frère et soeur chez un paysan du maquis. « Il s’appelait Monsieur Hilaire Rocher dit-il, avec sa mémoire parfaite, j’ai donc passé toute la guerre à poser des pièges à perdrix, à garder les vaches ou poser des collets, aller à la pêche. Lorsqu’après la guerre je suis rentré dans la banlieue je parlais le patois mais j’était le cancre total, sans même un certificat d’étude, en complète incompatibilité avec toute forme d’éducation dirigée ».

Le déclic, celui qui le sauvera des usines des trente glorieuses, c’est un cinéma de quartier, à côté du domicile familial. Pierre a quatorze ans ; il brave le couvre feu, se faufile dans la salle obscure et découvre Les visiteurs du soir de Marcel Carné. « De là, j’ai commencé à me cultiver dans le désordre, de Prévert à Renoir à Brassens à Trénet, puis j’ai commencé à écrire tout de suite. C’est là que j’ai décidé de me promener jusqu’à 30 ans ». Contrat rempli, Pierre, donc, se promène. Il découvre le monde en stop, parfois même des deux côtés de la route, recto verso. « Je me laissais porter par le courant, je me retrouvai portier de nuit à Oslo à travailler dans une tannerie à Lisbonne, puis à chaque fois je rentrai à Paris, direction St Germain des Près fin des années 50, où tout se passait dans un petit ruisseau, la rue St Benoit, le jazz.. ». Difficile, paradoxalement, d’imaginer la transposition de cette vie de bohème dans l’époque actuelle où, si tout semble plus simple, tout paraît en réalité plus compliqué. Barouh, lui, s’en fout. Acteur à mi-temps pour Georges Lautner, chanteur aussi (Les filles du dimanche), et pourquoi pas même, journaliste sportif (l’une de ses autres passions) et joueur de… volley-ball dans l’équipe nationale.

« Pourquoi devait-on préméditer forcément le spectacle? »

Et puis finalement, tout s’emballe. Le feu aux poudres d’escampette, c’est un film. D’où viens-tu Johnny, réalisé par Noel Howard en 1964, avec Johnny – forcément – et Sylvie Vartan – idem. Barouh joue le rôle de Django, chef des gitans, qui lui va comme un gant. A la même époque, il s’essaye aussi à la chanson, pour de bon, grâce à Lucien Morisse qui vient de créer les disques AZ. « Il me dit ‘’on va te trouver un super arrangeur, tu vas faire un disque’’, moi je lui réponds que je préfèrerais faire ça avec mes potes, Maurice Vander, Raymond Sénéchal, tout ces gens que je voyais tous les soirs à St Germain des Près. Morisse refuse au prétexte que ce sont des musiciens de jazz, autant dire que mon premier disque commence par une grève… je suis reparti ». Le contrat avec AZ, fatalement, se casse. Barouh, encore, s’en cogne. Il a pris déjà tellement de recul que l’idée de se prendre un mur lui semble une idée saugrenue, pour le moins. « Un jour, Lucien m’annonce que je vais faire la première partie d’une chanteuse connue à Bobino mais moi, de façon générale, je n’ai jamais aimé tout ce qui a un début et une fin, j’aime pas les rappels. Pourquoi devait-on préméditer forcément le spectacle? Le jour de la première arrive, Brassens était dans la salle – il avait déjà écrit un mot magnifique sur mes chansons – j’étais sapé comme j’étais, bref je commence par une chanson que j’avais en tête, je m’arrête au milieu de la seconde pour raconter une histoire, les gens avaient l’air contents mais je vois le patron de Bobino en coulisse qui me montrait du poing. J’ai regardé mes potes dans la salle, j’ai fait « ok » et j’ai descendu la scène par la salle, je suis descendu dans la rue ». Après cela, Barouh ne remontera pas sur scène avant plusieurs années. Le petit milieu le dit grillé, foutu. Mais lui, quarante-cinq après, n’a visiblement aucun regret. Pas plus sur cela, que sur le reste.

Un homme et un homme

Si Barouh reste important dans l’inconscient collectif, c’est évidemment à cause du film qui l’a fait connaître au grand public : Un homme et une femme (1966), un film que de son propre aveu il n’a pas revu depuis quarante ans. Bon, l’histoire entre Claude Lelouch et Barouh tient quand même à peu de choses. Introduit au réalisateur par Gérard Sire, l’inventeur des Scopitone, Barouh commence par tourner dans Une fille et des fusils puis rempile, sans plan de carrière, sur Un homme et une femme ; peut-être le premier film de cette époque où la musique (de Barouh et Francis Lai) tienne une si grande place. Lui dit : « la grande magie des impondérables, c’est que si l’on a pu aller au bout de cette liberté, c’est uniquement parce qu’on n’avait pas un rond pour faire le film. Après Trintignant – qui était un pote de poker en Camargue, j’avais fait de l’intox à Lelouch sur le talent de Francis Lai, accordéoniste niçois qui jouait dans les bals, que j’avais également rencontré à St Germain des près. […] Moi j’étais content, j’avais réussi à placer mes deux potes ». Directeur de casting improvisé, Barouh se frotte les mains et continue à faire ce qu’il fait de mieux : il improvise. Le tournage du film pas commencé, il repart au Brésil (qu’il a déjà visité en 59) et se la colle avec Vinicius de Moraes et Baden Powell, qu’il rejoint tous les soirs pour faire la bringue, avec Milton Banana pour le levé de coude. Puis soudain, la fête est finie : « je reçois un télégramme de Lelouch me disant : ‘’rentre, on commence le tournage’’. Ma dernière nuit au Brésil, je décide donc de la passer avec mes potes, et cette nuit là que j’écris La samba Saravah. Ca faisait des années que Vinicius me demandait de la faire en Français, je n’y arrivais pas, et cette nuit là … elle est née, comme par magie. Bref, on la chante toute la nuit – mon avion partait à 14H le lendemain – je me retrouve chez Baden à 8h du matin et je l’enregistre sur un Revox, une prise. J’ai mis en boite trois chansons, Milton Banana tapait sur des boites en fer, il n’avait même pas sa batterie ».

« Trouver l’entre-deux qui boite avec grâce ».

Une fois arrivé à Paris, Barouh pas frais se rend compte qu’il a tout de même un peu tiré sur l’élastique. Mais il ne peut résister à l’envie de faire écouter à Lelouch les chansons composées la veille. En toute logique, Lelouch bouscule son scenario et inclue les morceaux dans Un homme et une femme, avec le succès qu’on sait. « Ce qu’il y a de fou, c’est que si vous écoutez le disque, poursuit-il, La samba Saravah est la seule chanson qui ne bénéficie pas d’un son studio, on a gardé la prise originale… Tout cela a des prolongements incroyables, parce que moi je n’aime pas les trucs clean, j’ai le goût des choses penchées, et rien de mieux que la sentence de Cocteau ne peut résumer ça : ‘’on soigne trop sa besogne ou on ne la soigne pas assez, rarement on trouve l’entre-deux qui boite avec grâce’’. Pour moi qui n’arrivais pas à comprendre mon désamour de la perfection en studio, avec des Directeurs Artistiques qui voulaient tout aplatir, cette expérience a été salvatrice, certaines choses spontanées ne doivent pas être gommées ». On trouve ici la source de l’ambigüité et des malentendus qui lient certains musiciens à la France.

Saravah, ce mal entendu

Après le film de fauchés qu’est Un homme et une femme, paradoxalement là encore, Barouh cherche toujours du blé. Car contrairement à la légende que l’argent arrange toujours tout, le funambule peine à convaincre les éditeurs de Paris de signer ses chansons. « On dit souvent que Saravah est né du succès d’Un homme et une femme, or c’est l’inverse: Saravah est né de cet insuccès supposé, et puis les chansons brésiliennes avec un accordéoniste… ». Snobé par les labels, puis courtisé par les mêmes après la vague (l’histoire d’amour entre Anouk Aimée et Barouh ayant aidé), Pierre le pré-punk se lance finalement dans l’aventure à son compte avec Saravah, SON label. Un beau bordel du reste, où l’on trouve aussi bien l’Art Ensemble of Chicago avec Fontaine qu’Alfred Panou (rappeur de la première heure), François de Roubaix, le groupe hyper chelou Catharsis ou Barouh lui-même. « Moi j’ai toujours trouvé que le classement des genres c’est du marketing m’explique-t-il dans son salon, je sais que je peux pleurer sur un air d’accordéon, m’envoyer en l’air à une soirée Free Jazz, et pour moi l’histoire est simpliste: il y a des choses qui m’émeuvent et j’ai envie de les partager avec les gens qui m’entourent. Et donc je me retrouve, avec Saravah, sur un malentendu incroyable en France, vis à vis des médias ».

« C’est suspect en France de passer 40 ans à découvrir le talent des autres ».

Moralité, et pour contredire le disque presque éponyme de Fontaine, pour Saravah c’est silence à la radio. Les disques que Barouh envoie aux programmateurs, invariablement, se retrouve aux puces trois mois plus tard. Le seul soutien du label reste José Arthur. Mais bon, ça n’empêche pas l’illuminé de sortir des disques. Pleins. Barouh, avec le recul, c’est une espèce de Peter Gabriel complètement pété ouvrant son auberge à tous les reclus de la world music – un terme qui, à l’époque, n’existe pas. La signature d’Higelin et Fontaine chez Saravah ? Grâce à un héritage touché par Barouh, subjugué par la chanson Cet enfant que je t’avais fait composé par le premier à la seconde. La rencontre entre Fontaine et Jean-Claude Vannier, pour « Brigitte Fontaine est… », c’est grâce à Barouh. Et ainsi de suite. A l’époque de l’interview, ça fait cinquante ans que le perché n’est pas redescendu, dixit. « C’était ça aussi, la politique maison chez Saravah. Mon parcours a déstabilisé tout le monde : c’est suspect en France de passer 40 ans à découvrir le talent des autres ». Et puis Barouh de s’énerver sur le terme « marginal » ; un terme qu’il vomit et inventé, selon lui, par les grands médias. Ou ce qu’il en reste.

Et maintenant, que vais-je faire ?

Historiquement, Savarah était – ou est, fonction de comment la maison survivra au décès de son fondateur – le plus vieux label indépendant, toujours en activité. Pas vraiment directeur artistique, pas vraiment patron non plus, Barouh a géré l’entreprise comme un cirque ; souvent pour le meilleur, parfois pour le pire (économiquement, en premier lieu) comme en atteste le fait que pendant cinquante ans, il s’est assis le 7 du mois au bistrot du coin pour ouvrir la lettre des droits SACEM, « sans savoir si le contenu de l’enveloppe permettrait de payer un coup aux copains ». Une gestion sur le fil, en demandant simplement aux artistes d’aller au bout de tout. Et une envie profonde : ne jamais devenir le nouveau Jacques Canetti ; dit autrement, ne pas être un petit patron du music-hall et rester assez libre pour repartir en voyage. Ce qu’il fera d’ailleurs, quand, au creux de la vague au début des années 80, un Japonais se pointe à Paris pour confier à Barouh son admiration pour son travail. Et lui propose, dans la foulée, de faire ses valises pour le Japon pour enregistrer un album avec des musiciens locaux. « . Autant je me foutais d’un disque de plus ou de moins, autant une aventure de plus… ». Les Japonais qui l’attendent sur place se nomment Yukihiro Takahashi et Ryūichi Sakamoto, fans. Sur place, Barouh demande l’assistance d’une traductrice, nommée Atsuko Ushioda. Elle deviendra sa femme.

La dernière séance.

Pour Saravah, comme pour Barouh ; les deux étant indissociables, la suite de l’histoire est un peu plus confuse. Officiellement, et même si c’est la branche édition qui a toujours tenu le label sans respiration artificielle, la production de disques n’a depuis 1965 jamais cessé. Les albums ont continué de sortir, sans qu’on sache s’il se trouvait encore des gens pour les écouter. Celui qui avait commencé avec un bon quart d’heure d’avance avait peut-être fini par être un peu à la bourre ; aucunement un jugement du reste, c’est ce qui nous attend tous.

Une dernière fois, Pierre Barouh tomba pile sur les aiguilles du cadran, à bicyclette. C’était en 1991. « Yves Montand était tombé fou amoureux de ma chanson Cabaret de la dernière chance. A l’époque il préparait ses concerts à Bercy, qui allaient être son chant du cygne devant 500.000 personnes alors qu’il n’était pas monté sur une scène depuis 30 ou 40 ans. Un jour, message sur mon répondeur, c’était Montand qui me disait: ‘’Pierre, je termine mon film avec Jean-Jacques Beineix [1], je te donne rendez-vous chez moi place Dauphine le mercredi 13 novembre à 11H du matin, j’ai libéré mon après-midi on travaillera ensemble sur la chanson ensemble’’. Je note le rendez-vous et reprend mon travail. Une nuit, vers quatre heures du matin, je termine la chanson et je pense à Montand avec une émotion particulière. C’est cette nuit là qu’il est mort. Le lendemain, la radio m’apprend qu’il serait enterré le mercredi 13 novembre à onze heures du matin. Je ne voulais pas lui poser un lapin, encore moins aller au Père-Lachaise avec les badauds, Jack Lang et tout ça. Donc j’ai été place Dauphine où j’avais rendez-vous, je me suis installé au bistrot à coté de chez lui et j’ai couché sur papier ce testament qu’il n’écouterait jamais et je l’ai laissé au soin de Bob Castella, son pianiste attitré depuis 1947. Deux ans s’écoulent. Un jour, je tombe sur l’émission et j’entends Cabaret de la dernière chance chantée par Montand, il avait eu le temps de la chanter avant de mourir. C’était la seule chanson inédite qu’il avait pu chanter, avant sa mort. Après tout ce que j’ai vécu, c’est l’histoire la plus émouvante que j’ai jamais vécu avec une chanson, la plus émouvante ».

L’entretien avec Barouh s’est terminé comme ça. En lisant d’autres interviews, plus tard, je fus surpris que le patron de Saravah avait raconté la même histoire à tout le monde, partout, au mot près, de A à Z, jusque sur sa page Wikipédia. J’en avais gardé une certaine rancœur mal placée, voire une petite déception. Et connement, n’avais jamais pris le temps de coucher l’histoire sur papier. A croire qu’après cinquante ans, le disque avait fini par se rayer. Tant pis si les mots étaient les mêmes, ce disque, on pouvait quand même l’écouter, encore.

[1] L’île aux pachydermes, sorti en 1992, musique de Gabriel Yared. Yves Montand décèdera d’un infarctus le lendemain du dernier jour de tournage, le 9 novembre 1991. Un film à la fin duquel son personnage lui aussi, coïncidence, meurt d’une crise cardiaque.

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