Déjà, il faut faire avec ce son épouvantable. Auraient-ils installé un stagiaire derrière la console ? Les intermittents en grève auraient-ils saboté leur sono ? Et puis, il y a l’état physique de cette bande de survivants… Sur les premiers titres, la voix de Jagger est méconnaissable – ensuite, ça ira en s’améliorant, reconnaissons-le. La frappe de Charlie reste la dernière bouée à laquelle s’accrocher, au milieu d’une bouillie de riffs et de fausses notes qui dégouline des doigts gourds de Keith et Ronnie.
Pour le décorum, la tournée 14 On Fire est en mode « low key ».
La scène est moins spectaculaire que d’habitude et les Stones en ont fini des effectifs pléthoriques. En guise de section cuivres, seuls Bobby Keys et Tim Ries ont été retenus, les chœurs étant assurés par les fidèles Lisa Fischer et Bernard Fowler, exit le vaillant Blondie Chaplin. Au clavier, on retrouve le barbu Chuck Leavell qui, heureusement, s’est débarrassé de son perpétuel – et agaçant – sourire, qui essayait de nous persuader qu’il prenait un sacré bon temps à jouer les utilités. Curieusement, Matt Clifford, présent sur deux titres (au clavier et au cor) ne sera pas cité lors de la traditionnelle présentation des musiciens – sans doute parce qu’en tant que complice des escapades solos de Mick, il n’est pas en odeur de sainteté auprès de Richards.
Après quelques morceaux, il se confirme que quelque chose cloche.
Je n’irais pas jusqu’à exiger un choc esthétique qui m’inspirerait une phrase du genre, « j’ai vu le futur du rock’n’roll », mais simplement un peu de plaisir. Reconnaître les morceaux interprétés aurait suffi à mon bonheur. Hélas, bien malgré eux, les Stones sont touchés par le syndrome Dylan : il faut plusieurs minutes avant de discerner ce qu’ils sont en train de jouer.
Au cours de la première partie du concert, ce sont deux titres récents qui s’en tirent le mieux : Doom and Gloom et Out of Control. Sûrement parce qu’on n’en attendait pas grand-chose. Plus que jamais, Watts et Jagger portent le show sur leurs épaules, ce dernier nous régalant d’un longs solo d’harmonica bluesy sur Out of Control.
Quand Mick Taylor rejoint ses ex-collègues, sur Midnight Rambler, le niveau monte provisoirement de deux ou trois crans. Ce qui frappe, c’est qu’en comparaison des seventies, où Wyman et Taylor étaient deux statues de sel posées aux deux coins de la scène, l’ex-nouveau guitariste frétille comme un cabri. Il semble foutrement content d’être là, Mick, et désireux de prouver aux autres (à Jagger, surtout, dont il cherche sans cesse le regard) qu’ils ont fait le bon choix en le réintégrant. À quoi songe-t-il, durant ces dix minutes où il redevient un Rolling Stone ? À ces années perdues ? À sa carrière tombée dans l’anonymat un soir de 1974 ? En tout cas, cette vie brisée lui confère un beau regard triste, humain, réel. Qualités qu’on chercherait en vain chez ses acolytes.
La parenthèse est de courte durée, car déjà Wood et Richards reviennent aux affaires. J’aurais dû acheter les protège-tympans que ce revendeur me proposait, finalement…
Autre sujet d’agacement : ces forêts de smartphones qui masquent régulièrement la scène. Les propriétaires de ces bras tendus semblent ignorer qu’on peut se procurer le DVD du concert de Hyde Park pour une somme modique. Quel intérêt d’emmagasiner des giga-octets d’images mal cadrées ? Ces obsédés de la photo-souvenir ont néanmoins le mérite de pointer du doigt ce qui me tracasse depuis le début : nous, le public, tout comme eux, sur scène, faisons semblant. Nous jouons au concert de rock’n’roll. Aucun acteur ne manque : public, musiciens, vendeurs à la sauvette… Même les C.R.S. sont venus. Sauf qu’en 2014, le rôle de ces derniers n’est plus de dissuader les autonomes d’entrer sans payer, mais d’empêcher les bobos de se faire dépouiller entre le stade et le métro.
En 1976, quand les Stones jouaient aux Abattoirs, ils constituaient une énigme pour les adultes, qui ne comprenaient pas pourquoi leurs enfants aimaient « ça ». Aujourd’hui, l’énigme, c’est pourquoi tout le monde aime les Stones (ou prétend les aimer), la plus mauvaise raison d’aller les écouter en 2014 – et je l’ai beaucoup entendue – étant : « Il s’agit sans doute de leur dernière tournée. » Pour ma part, j’ose avouer que j’y suis allé à la fois par habitude et par masochisme. Les extraits vidéos postés par des fans sur YouTube laissaient craindre le pire. Et le pire s’est produit. Ce pire étant peut-être que le concert n’était pas totalement raté : le cadavre bouge encore et rappelle de temps à autre un groupe de rock’n’roll appelé les Rolling Stones.
Après Satisfaction, le stade s’est vidé dans le calme, tandis que la sono annonçait les prochains concerts : One Direction, Indochine… Je me suis alors souvenu pourquoi j’aimais les Stones plus que n’importe quel autre groupe : ils ne deviendront jamais des professionnels. C’est le plus grand groupe amateur que cette planète ait connu. Rater l’intro d’un morceau qu’on joue depuis cinquante ans, qui d’autre en est capable ? Les Rolling Stones sont une diligence lancée dans le désert avec les Apaches à ses trousses. Parfois, leurs balles font mouche – même si c’est de moins en moins le cas –, mais le vrai suspens consiste à deviner quel essieu cèdera en premier, d’où partira la flèche qui fauchera le cocher, combien de temps les chevaux emballés résisteront à l’attrait du précipice…
À propos de chevaux emballés, leur version tendue de Wild Horses, avec Keith et Ron à l’électrique, n’était pas si mal. En tout cas, mieux qu’en 1972. Tout n’est pas perdu.