En 2006, j’interviewais René Ameline, le fondateur et l’âme des Studios Ferber. Ce dernier des Mohicans, dont le nom reste associé à un nombre invraisemblable de hits et d’albums légendaires, avait dédié sa vie à cette science mystérieuse consistant à coucher sur un support magnétique des sons destinés à plonger l’auditeur final dans un état de béatitude. Et il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il était passé maître dans cet art.
On sera frappé par la portée prémonitoire de ses propos quand il évoque l’avenir des grands studios ou celui de l’industrie du disque, ainsi que par son humilité et sa simplicité. Vous ne trouverez pas de déclaration fracassante ici, ce n’est pas le genre de la maison. René Ameline ne se prend ni pour un artiste ni pour un gourou. Il nous offre mieux que cela : une vision lucide et non dénuée d’humour de son métier. Le miracle, c’est que dix ans plus tard, les studios Ferber continuent de défier la crise du disque et la multiplication des home studios sous l’impulsion de Renaud Letang – dont il est question au cours de l’entretien – et du tourneur et label Zamora qui occupe le premier étage du bâtiment.
Bonjour René, commençons par parler des origines du studio.
Il a été monté en 1972, les premières séances ont lieu en 1973. Au début c’était un grand trou, enfin, c’était une usine de fers à repasser. On n’a gardé que les murs et tout a été reconstruit pour accueillir les studios.
Quand on crée un studio dans les années soixante-dix, comment est-on accueilli par les banques ?
Au départ, les banquiers vous considèrent… mal ! Et, à l’arrivée… encore plus mal, ah ah ! Mais heureusement, j’ai démarré ma carrière avant le premier choc pétrolier. Si on s’était lancés un an plus tard, on n’aurait jamais obtenu les prêts bancaires. Ça s’est monté parce que j’avais enregistré des tubes. J’avais une banque qui aimait bien le show-business… À l’époque tout le monde aimait le show business. Et comme les trois tubes de l’été 1972, c’est moi qui les avais enregistrés, on nous a prêté l’argent sur la base des pochettes de disques ! À ce moment-là, il y avait Esther Galil, Les Poppys et Pour un flirt [N.d.A. : 45 tours de Michel Delpech écoulé à un million deux-cent mille exemplaires]. C’était les trois plus grosses ventes de l’été. Ça a été ça, mon ticket d’entrée. Mais il faut être clair : aujourd’hui, monter ça, ce serait impensable ! Et puis la rentabilité… Les tarifs n’ont pratiquement pas changé depuis trente ans ! On a pratiquement les mêmes tarifs qu’il y a trente ans. D’ailleurs, il y a des moments où, il y a trente ans… je prenais plus cher. [Sourires]
Qui a conçu la légendaire acoustique de Ferber ?
C’est moi.
Aviez-vous en tête des studios de référence, français ou étrangers ?
Français, non, parce qu’en France, il n’y en avait pas beaucoup. Il y en avait trois, quatre, pas plus. À l’étranger, il y avait A&M à New York, j’adorais leur son. J’adorais aussi le studio RCA de Los Angeles. Avant de monter Ferber, j’ai visité tous les studios.
Comment est équipé Ferber lors de son ouverture ?
Quand on a attaqué, on était le studio le mieux équipé. Je parle de la France, mais aussi de l’étranger : on a eu les premiers vingt-quatre pistes en 1973. Mais moi, j’ai commencé bien avant ! À l’époque, en 1963, on était en stéréo, c’était le début du trois pistes… Et puis l’évolution technique s’est faite : du trois pistes au quatre pistes, huit pistes, seize pistes… Ici, on a attaqué directement avec les premiers vingt-quatre pistes 3M.
Puisque vous mentionnez vos débuts : où avez-vous commencé à travailler en tant qu’ingénieur freelance ?
Je n’ai pas commencé comme ingénieur ! J’ai commencé comme assistant, c’était au studio Europasonor, ex-studios Charcot. Dans le même local, il y a eu aussi les Studios de la Gaîté. Ensuite, je suis allé travailler chez Davout. Les patrons de Charcot et Davout étaient associés. Je suis parti avec celui qui a monté Davout. On est alors en 1966.
Revenons à Ferber. La fameuse console Neve, était-elle là dès l’origine ?
Non, on a commencé avec une Automated Process. C’était la première grosse console disposant d’une programmation. Nous en avions fait construire une spécialement, qu’on a ensuite énormément modifiée. Il y a une base, la console qu’on achète et il y a l’outil final qui correspond exactement à nos besoins après modifications. Depuis 1992, on est équipé en Neve. Ce sont de très bonnes consoles, la nôtre venait d’un studio anglais qui s’en séparait. On a aussi construit des appareils. À un moment, on en construisait beaucoup. Des appareils maison qui n’avaient pas d’équivalent sur le marché.
« Le prix d’un magnétophone multipiste, c’est l’équivalent d’une Ferrari ! »
À quel moment passez-vous à l’enregistrement numérique ?
On travaille essentiellement sur Pro Tools depuis 2004, mais on utilise encore des bandes, parce que je remixe des masters qu’on a ici, qu’il faut revoir. On a parfois besoin de refaire des mixages, entre autres choses… Mais c’est vrai que le Pro Tools est arrivé plus vite que je ne le pensais. Et maintenant, ce n’est même plus envisageable de revenir en arrière.
Pourtant, une des raisons pour lesquelles on vient travailler ici, c’est votre parc de matériel analogique…
Bien sûr ! Il y a même des gens qui veulent enregistrer sur bandes, sur nos vingt-quatre pistes, tout en analogique. Mais, bon, je dois dire que c’est extrêmement rare. On enregistre surtout en vingt-quatre, trente-deux et quarante-huit pistes numériques. On a aussi des « stéréo numériques » [N.d.A. – magnéto sur lequel on enregistre le mix final], on a tout … Mais en ce qui concerne l’analogique, on garde tous les standards de magnéto. On n’a plus les 3M, mais on a un Sony et surtout un Studer. C’est le meilleur de toute façon. Effectivement, ça a été un peu… « peinant », vu le nombre de magnétos analogiques qu’on avait achetés, de se retrouver avec ce parc de matériel inutile !
On peut comparer le prix d’un magnétophone multipiste à celui d’une voiture de sport, non ?
C’est l’équivalent d’une Ferrari ! Un quarante-huit pistes, ça équivaut à une Ferrari.
Vous rappelez-vous le nom de la première production réalisée à Ferber ?
Le nom et aussi la date : c’était le 9 janvier, un groupe qui s’appelait Aquavitae. Le disque a pas mal fonctionné. C’était la réunion de musiciens de séances pour un résultat proche de la variété.
Et quels sont les ingénieurs du son qui ont marqué Ferber ?
Patrick Chevalot, bien sûr, qui a travaillé longtemps ici, Paul Scemama.
Réalisateur notamment du premier album de Bijou.
Oui, il y a aussi Paul Grillis… Et aujourd’hui, parmi les ingénieurs installés à résidence : Renaud Letang et Jean Lamoot [N.d.A. – Depuis le décès de René Ameline, Renaud Letang a repris la direction du studio].
Parmi les ingés son qui n’ont pas travaillé à Ferber, qui admirez-vous ?
Celui qui m’a le plus impressionné, c’est Ken Scott (N.d.A. – il est associé aux grands albums de David Bowie et de Pink Floyd). J’aimais le son qu’il obtenait. Je l’ai rencontré et suis allé le voir au studio Trident, en Angleterre… Il travaillait souvent là-bas, je me suis contenté de le regarder travailler.
Bon, je vais vous poser la question autrement : quels sont, parmi les disques sur lesquels vous avez travaillés, ceux dont vous êtes le plus fier ?
(Long silence…) Difficile aussi de… Sincèrement, je préfère ne pas répondre pour ne pas avoir à faire de classement.
Et si je vous demandais de me citer quelques œuvres représentatives de votre travail, une petite liste d’albums qui définirait le son « Ferber » ?
Il faudrait que j’y réfléchisse… C’est important pour moi, je préfère ne pas répondre à chaud. Mais à vrai dire… Purement dans le son… C’est dur à dire, mais je suis à peu près fier de tous les enregistrements que j’ai faits. (Rires) Il y en a qui ont été plus marquants que d’autres, pour des tas de raisons, pour des tas d’histoires… Bon, notamment Michel Delpech, parce que c’est lui qui m’a fait démarrer en tant qu’ingénieur du son, réellement, avec Wight is Wight. C’était un nouveau son, j’étais super jeune, j’étais le plus jeune ingénieur du son à l’époque. Des ingénieurs du son de mon âge, il n’y en avait pas. Voilà, donc ça, ça m’a beaucoup marqué. Autre moment qui m’a beaucoup marqué, c’est quand j’ai mixé ou, plutôt, remixé un album de Cat Stevens. Mais il faut réaliser que j’ai travaillé avec à peu près TOUS les artistes. Toute la variété française. À un moment, j’enregistrais à peu près TOUT !
« L’âge d’or des studios s’arrête à la fin des années soixante-dix, quand le synthé s’impose. »
Vous avez travaillé avec tous les artistes, de même que lorsqu’on étudie les pochettes de disques, on a l’impression que dans les années soixante-dix la même équipe de musiciens joue sur tous les disques.
Ce n’est pas faux, c’étaient toujours les mêmes ! On faisait cinq séances par jour, par tranche de trois heures. Ils étaient rôdés. Ça allait vite. Aujourd’hui encore, ce sont à peu près toujours les mêmes qu’on retrouve en séances et qui accompagnent les artistes en tournée. Certains sont là depuis les années soixante-dix. On les appelle parce qu’ils connaissent le truc. Là où ça a changé, c’est qu’on a moins recours à des musiciens classiques, parce qu’on enregistre de moins en moins de cordes, de cuivres… On fait toujours un peu de cuivres, mais moins qu’avant. Il faut savoir qu’avant, pour toutes les séances de variété, il y avait trente, quarante musiciens. Maintenant, ce n’est plus le cas, hein…
Selon vous, à quel moment prend fin cet âge d’or ?
Je dirai qu’on fonctionne comme ça pratiquement jusqu’à la fin des années soixante-dix.
Ensuite, le synthé s’impose ?
Oui, c’est le synthé à fond.
J’ai remarqué que le studio était équipé d’un bar, ce doit être propice à des « récréations » entre deux séances ? Surtout quand les clients s’appellent : Serge Gainsbourg, Jacques Dutronc, Jacno…
Ah, oui, on peut dire que cette période nous a laissé à tous… de très bons souvenirs ! Il y aurait beaucoup d’anecdotes, mais pas racontables…
Il y avait beaucoup d’aller-retour entre le bar et le studio ?
Oui, beaucoup, beaucoup… C’était une autre époque. Les gens avaient sans doute plus les moyens. Ils avaient peut-être aussi plus envie de se marrer qu’aujourd’hui. Donc, c’est vrai qu’il y a eu… Mais des anecdotes, ce n’est même pas possible tellement il y en a eues ! Trop… Chaque jour était une anecdote. Surtout avec les trois que vous venez de citer ! (Rires) Rien qu’avec eux, c’était déjà pas mal… Mais il y en avait d’autres, hein, des spécimens sur ce plan-là ! Jacques Higelin et Bernard Lavilliers n’étaient pas mal…
Pour ce qui est de l’international, Nick Cave a enregistré ici un de ses meilleurs albums, ‘Abattoir Blues/The Lyre of Orpheus’. Vous vous souvenez d’autres Anglo-Saxons marquants ?
Cat Stevens… Quand nous avons ouvert, on avait beaucoup de propositions parce qu’on était le studio le mieux équipé d’Europe. Vraiment le mieux équipé. J’avais une clientèle énorme, j’enregistrais pratiquement tous les disques Carrère. Tout ce qui fonctionnait, quasiment, je l’enregistrais, ou alors c’était Paul Scemama. Toute la grosse variété française était enregistrée ici ou presque. J’avais amené la clientèle du studio Davout. Jusque-là, l’essentiel de la clientèle variété allait à Davout. Il y avait nettement moins de studios qu’aujourd’hui (N.d.A. – Depuis cet entretien, en 2006, de nombreux studios ont fermé leurs portes). On a eu beaucoup de propositions de l’étranger que j’ai refusées, pour des tas de raisons. Notamment parce que ça bloquait le studio deux mois. Ils travaillaient en « lock out », ce qui veut dire que le studio était loué 24/24 heures pendant un mois ou deux. Ça nous posait des problèmes par rapport à notre clientèle.
« Non, enregistrer Karen Cheryl ça ne me dérangeait pas du tout. »
Qui serait partie ailleurs ?
Oui, on avait cette clientèle régulière qui, du coup, ne savait plus comment faire. Il faut comprendre qu’avant, c’était très organisé : un artiste faisait un single tous les trois mois. C’était clair et net : un tous les trois mois, quel que soit l’artiste. Et en fin d’année, on enregistrait deux titres de plus pour boucler l’album. Pour certains artistes, j’avais des plannings sur deux ans ! Donc, c’était compliqué de travailler avec une clientèle étrangère. À un moment, on avait enregistré Emerson Lake and Palmer. Ils sont restés plus d’un mois. C’était sympa, mais ça posait des problèmes.
Aujourd’hui, qui sont vos concurrents internationaux ?
Pour les studios anglo-saxons, c’est surtout Abbey Road… Eux sont très chers, ils font surtout des grosses formations, des productions américaines. Mais sinon, oui, ici nous sommes compétitifs au point de vue prix. Là, où on l’est beaucoup moins, c’est quant au prix de revient des musiciens : enregistrer une grande formation à Prague, ça revient cinq moins cher que la même formation à Paris !
En matière de musiciens anglais, Jacno m’a un jour confié qu’il avait fait venir Rick Wakeman, l’ex-clavier de Yes, lorsqu’il produisait l’album de Jacques Higelin, ‘Tombé du ciel’.
Oui, pas mal d’étrangers sont venus travailler ici. Mais je ne me souviens pas de tous… Toujours à cause de ces casse-têtes de plannings, je me souviens qu’il y a deux ans, Prince n’a pas pu venir. On ne pouvait pas caser ses séances. Mais je voudrais ajouter que dans les années soixante-dix, la clientèle étrangère venait surtout en France pour des problèmes de fiscalité. Et puis, on ne peut pas dire que c’étaient des clients spécialement fidèles… Je préférais continuer à travailler avec celle que j’avais fidélisée depuis des années, plutôt que d’essayer d’attirer de soi-disant « grands noms ». Non, enregistrer Karen Cheryl, ça ne me dérangeait pas du tout. C’est des choix…
J’imagine que les groupes français n’avaient pas les mêmes budgets que les artistes de variété. Ils ne pouvaient pas rester longtemps en studio…
Exact, mais on en a fait pas mal quand même. Et on en fait toujours beaucoup. C’est sûr que pour certains groupes, le problème du budget se pose. Mais à l’époque, il y avait quand même pas mal de groupes qui avaient un peu de budget et qui étaient aussi de gros déconneurs !
« Comment je vois l’avenir des studios ? Mal ! Très mal ! »
Actuellement les artistes enregistrent principalement chez eux, sur un ordinateur, dans un home studio… Quel avantage apporte un lieu comme le vôtre par rapport à ces disques faits à la maison ?
La première différence est la cabine de prise. Enregistrer une section rythmique dans un home studio, c’est impossible. Il n’y a pas assez de place. Il faut enregistrer les musiciens l’un après l’autre. C’est quand même autre chose d’enregistrer tout le monde en même temps ! La deuxième différence concerne le matériel… Malgré tous les plugs-ins disponibles sur Pro Tools, rien ne remplace les vrais appareils, les périphériques analogiques. Le son est totalement différent. Mais pour la techno, le home studio est très bien. Ça dépend de vos besoins : si c’est pour enregistrer quarante musiciens en direct, en home studio, ce n’est pas imaginable. La troisième différence, c’est le son… Mais qui l’entend réellement ? C’est de moins en moins évident dans la mesure où les gens s’habituent au MP3, qui réduit un peu les performances de l’oreille. À long terme, je pense que les gens entendront moins bien, ou entendront différemment. L’oreille, c’est un langage. On a une oreille formée par un son. Et petit à petit, on amenuise ce son… Même problème pour l’image : on voit se répandre les appareils photo numériques, pourtant l’image est moins bonne qu’avec l’argentique. Et même si le numérique fait des progrès énormes, la vidéo, c’est pas la pellicule 35 mm. On le sait, mais on réduit la qualité pour réduire les coûts. Donc, la différence de son entre un home studio et Ferber : oui, il y en a une. J’ai enregistré beaucoup de jazz, on prenait tous les musiciens en direct. C’est sûr qu’un enregistrement réalisé ici et un enregistrement réalisé dans un home studio… ce n’est pas comparable. Mais la musique est toujours là ! Si la musique est bonne : studio, home studio… On s’en fout !
Un studio, à la base, c’est fait pour enregistrer des gens « ensemble ».
Oui, c’est ça.
Comment voyez-vous l’avenir des studios ?
Mal ! Déjà, je le vois assez mal parce qu’il y a une réduction colossale des ventes de disques. Je ne pense pas que les maisons de disques soient malheureuses, mais comme elles subissent une réduction de chiffre d’affaires assez monumentale, qu’elles sont obligées d’assainir et qu’elles assainissent dans tous les sens, comme le font les autres branches de l’industrie, ça passe par des licenciements, par des réductions de frais, et c’est sûr que l’avenir est en faveur des home studio qui coûtent trois-francs-six-sous… Dans un gros studio, un artiste ou un groupe qui vient pendant un mois, ça coûte quand même relativement cher. On assiste aux dernières grosses ventes d’artistes, même pour ceux qui sont connus, voire très connus. À part Raphaël, qu’on a enregistré ici (N.d.A. – Nous sommes en 2006, année où Raphaël cartonne), les ventes se réduisent comme peau de chagrin ! Alors il vient un moment où les grosses compagnies de disques se réorganisent. Elles le peuvent, mais pour les producteurs indépendants, ça devient dur. Très dur… Et dans une structure comme Ferber, on ne peut pas réduire les coûts à l’infini. On a des frais fixes énormes. On ne peut pas descendre plus bas. Qu’est-ce qui restera comme gros studio ? Il en restera toujours un ou deux… On verra ! Pour le moment, personne ne sait trop comment ça va se passer, étant donné qu’on n’a même pas encore de loi sur la télécopie (N.d.A. – Depuis une loi contre le téléchargement illégal a été adopté et Hadopi mis en place… avec l’efficacité que l’on sait). C’est toujours un amendement contre un autre amendement, que va remplacer un autre amendement… Ce flou juridique est un peu embêtant ! Entre la SACEM, la SPEDIDAM, l’ADAMI et le gouvernement, personne n’est d’accord. Les musiciens, les interprètes et les compositeurs n’ont pas forcément la même vision des choses. Et là, ça devient très compliqué. Mais au niveau de l’État, je crois sincèrement qu’en ce moment, ils s’en foutent royalement ! Ils ont d’autres problèmes à régler. Et ce n’est pas en 2007, année électorale, qu’ils vont sortir la loi que tout le monde attend. À l’inverse du cinéma, nous, on n’a pas su s’organiser. Aucun lobby n’a défendu l’industrie du disque !
Et aucun ministre de la culture n’a pris la mesure du problème.
Oui, absolument. Si personne ne s’était occupé du cinéma français, il n’y en aurait plus ! Il serait dans la situation du cinéma italien, hein ! Le cinéma a été vraiment aidé, il faut le reconnaître…
Qui plus est, il existe une concurrence déloyale entre les auditoriums dédiés au cinéma (où les films sont mixés, doublés, etc.) et les studios dédiés à l’industrie du disque.
Les auditoriums de cinéma, qui n’ont pas plus d’investissement à faire que nous sur le plan matériel, ont été aidés, pour ne pas dire « super aidés », par l’État, et ils prennent quatre fois plus cher de l’heure que nous ! Donc ça change un peu la vie. Et comme les gens qui font du cinéma en France sont obligés de travailler dans des auditoriums de cinéma français, parce que les financements sont faits de telle manière que les dépenses doivent se faire en France… Tandis que nos clients vont enregistrer où ils veulent. N’importe qui peut entrer en concurrence avec nous ! Il y a des studios en Égypte maintenant. On y enregistre des cordes. Ils travaillent très bien, d’ailleurs ! Nous sommes en concurrence avec le monde entier. Les ingénieurs du son sont tous à peu près au même niveau. Les différences, après, se font sur les grandes formations, sur les orchestres. Mais sinon, ça se tient. Les ingénieurs du son qui ont du travail ont tous un bon niveau.

(C) Jean-Baptiste-Millot
Existe-t-il un son spécifiquement parisien ? Comme il existait un Munich sound, par exemple…
Oui, il y a toujours un son de quelque part. Il y a le son de la Talma Motown, le Philly Sound… Mais c’est aussi du marketing. Je ne pense pas qu’il existe vraiment de spécificité de son. La seule spécificité qu’il peut y avoir, c’est qu’effectivement, un Anglais n’entend pas comme un Français ; un Français, pas comme un Chinois ; et un Chinois, pas comme un Japonais. Puisque l’on entend par rapport à notre langage. L’oreille est complètement façonnée par notre langue natale. À partir de là, on ne peut pas revenir dessus. Chez les Anglais, les Américains, les Chinois, il n’y a aucun son « de masque », c’est-à-dire nasal. Alors que chez les Français ou les Allemands, il y en a beaucoup. Donc, on n’entend pas pareil.
On ne mixe pas de la même façon selon qu’on vient de Los Angeles ou de Laponie ?
Il n’y en pas beaucoup des ingénieurs qui viennent de Laponie (rires), mais… Non, à l’arrivée, ça se ressemble vachement quand même.
Il y a quand même des villes qui possèdent un son typé : Nashville.
On vient y chercher éventuellement certains musiciens, mais on peut aussi les faire venir.
« Je ne pense pas qu’il existe vraiment de spécificité de son, mais il y a un son Ferber. »
OK, donc, ces histoires de son, ce sont juste des prétextes pour enregistrer aux Bahamas ou aux Seychelles. Malin ! Mais je vais poser la question autrement : est-ce que les disques qui sortent de Ferber ont un son particulier ?
Oui.
Alors en quoi ?
Acoustiquement. Je crois qu’on a une très bonne clarté de son, on est réputé essentiellement pour ça d’ailleurs.
Qu’entendez-vous (sic) par là ?
Eh bien, sur l’enregistrement des basse-batterie, des guitares, des cordes, tout ce qui est acoustique : on a un bon son. Je ne dis pas qu’on a le meilleur son, loin de là, hein ! Mais on a un très bon son. Il y a une couleur qui se reconnaît, quand même.
Si je résume, pour vous, le point fort de Ferber, c’est l’acoustique de la cabine de prises ?
Oui, et aussi le matériel, on a énormément de matériel analogique…
Un parc de micros, d’effets ?
Oui, on a beaucoup, beaucoup d’appareils. On a quatre, cinq micros différents qui peuvent fonctionner, des Neumann et des Manley principalement. Ça dépend du type de voix, pareil pour les compresseurs. Enfin, ce serait long d’expliquer pourquoi on choisit tel micro en fonction de telle voix…
Une pièce de cet étage est réservée à l’archivage des bandes analogiques. Comment les traitez-vous, ces petites merveilles…
Ah ! Ces petites merveilles (Sourires)… Pour le moment, on est en train de reporter certaines bandes sur disques durs. Mais sinon, on conserve toutes nos bandes et elles sont toujours en parfait état. Je vais vous montrer la salle où on les conserve. Mais il y a plusieurs endroits.
Nous quittons le bureau où a eu lieu l’entretien jusqu’ici et suivons un long couloir. À droite s’ouvre une petite porte. René Ameline me guide à travers un dédale de rayonnages croulant sous les bandes masters. Une certaine idée du paradis terrestre…
Il y a une ou deux autres pièces consacrées au stockage, en bas. Tout ce que vous avez sous les yeux, c’est de la bande analogique… Il y en a beaucoup d’autres au sous-sol. Je vais maintenant vous montrer une pièce qui faisait office de salle de projection et était utilisée quand on enregistrait de la musique de film à l’image. On était équipé pour visionner en 35 mm.
René Ameline égrène les noms inscrits au marqueur sur les masters :
Ah… Serge Gainsbourg…
Il s’agit d’une publicité ?
Non, non, c’est un album. On a quelques milliers de bandes sous les yeux, là, vous savez… Heureusement, certains clients les reprennent. Mais il en reste une quantité colossale.
Quelle est la politique des maisons de disques à ce sujet ?
On se bat pour qu’elles les récupèrent, mais elles ne savent pas où les mettre… Moi, je n’en jette aucune, parce que je suis sympa. Et parfois, ça leur rapporte du fric, parce qu’en remixant les trucs, on refait des tubes.
Vous gardez aussi les bandes vingt-quatre pistes ? Même si le disque n’a pas marché ?
Oui, on garde. On ne va pas s’en séparer ! Ici, elles sont bien stockées, elles sont à la bonne température.
Elles se conservent longtemps ?
Oui, mais il y a des fois où on a des soucis. Là, dernièrement, on a fait des reports… Enfin, c’étaient des bandes qui avaient vingt-cinq, vingt-six ans… Mais enfin, on a réussi à les relire ! C’était un peu délicat.
Vous rappelez-vous un groupe d’étudiants en médecine, Toubib, dont Serge Gainsbourg avait produit quelques titres ? La bande traîne peut-être par ici…
Je ne me souviens pas. On travaillait beaucoup avec lui.
Là-bas, je vois les bandes masters de Christophe. Vous avez fait pas mal de choses avec lui…
Ah ! Beaucoup…
J’ai remarqué que sur les pochettes de Christophe, vous êtes souvent crédité à la rubrique « mixage ». Pourquoi « mixage » et pas « réalisation » ?
C’est simplement une question de vocabulaire. J’étais toujours présent pendant les prises, mais comme on fonctionnait sur deux studios, moi j’enregistrais dans les deux en même temps.
Quand vous commencez à travailler sur un projet, avez-vous un modèle en tête ? Par exemple, un son de section rythmique entendu sur un disque…
Je ne me pose pas la question. C’est difficile de se la poser, parce que c’est naturel. Je n’écoute plus beaucoup de disques. Je n’ai plus vraiment le temps. De temps en temps, j’achète un disque, une nouveauté, pour voir ce qui se fait. Mais dans la mesure où une grande partie des productions françaises est enregistrée ici… je les écoute ici.
Il y a des disques récents qui vous ont impressionné ?
Non, sincèrement, là, ces derniers temps, j’ai pas eu le temps d’écouter de nouveaux trucs.
Parmi les artistes qui sont aussi des réalisateurs, quels sont ceux que vous respectez ?
Jean-Jacques Goldman, il a fait des trucs bien. Benjamin Biolay aussi… Mais je n’écoute pas tout ce qui sort.
Pour finir, avez-vous une idée du nombre d’albums enregistrés ici au cours de l’année écoulée ?
C’est pas comptabilisé. Il y a des albums qui se font très vite. Un client vient passer quelques jours, repart. On ne peut pas chiffrer ça comme ça. Qui travaille sur quoi ? C’est difficile à savoir. Cependant, je dirai vingt-cinq, trente… Mais par contre, si l’on parle des Victoires de la Musique : sur les quinze nominations, il y avait neuf albums enregistrés ici… C’est pas mal.
http://studiosferber.com/
Remerciements à Chloé Dreyfus, fille de Francis Dreyfus (président des Disques Motors), pour avoir rendu cet entretien possible. Chloe Dreyfus s’occupait alors de la numérisation du catalogue Dreyfus Jazz avec René Ameline.
Pierre Mikaïloff publiera le 13 octobre Terminus Las Vegas, aux Editions Paul & Mike