« Pas de problème, je peux te faire une facture. » « Et les notes de frais, ça marche ? » « Nan mais t’inquiète pas, j’ai créé mon auto-entreprise pour me déclarer. » « Putain mais pourquoi tu peux pas me payer AU BLACK après le concert ? » Quand on se dit organisateur de concerts et qu’on ne s’appelle pas Gérard Drouot, voici quelques exemples des phrases les plus entendues backstage, dans cet endroit où tout se négocie, le nombre de bières au frigo comme la légalité des contrats.
Loin de moi l’idée de vouloir gâcher le plaisir des spectateurs mais un spectacle réussi, c’est un bon groupe sur scène mais c’est aussi souvent un paquet d’emmerdes gérées de telle manière que tout le monde n’y voit que du feu : c’est parlementer avec Kula Shaker qui veut annuler le matin même son concert du soir parce qu’il a « le fond de la gorge qui le gratte », c’est échanger 527 emails avec un management anglais (Satan est un agneau à côté) pour lui expliquer que 36 bouteilles d’eau c’est pas forcément nécessaire pour un groupe de 4 personnes et c’est encore expliquer au musicien psychédélique qu’il ne peut pas vous écrire TOUT UN MAIL dans la case objet. Autrement dit, organiser des concerts, c’est aimer ranger une chambre qu’on a trouvée en bordel.
Tout cela ne serait en fait qu’une grosse partie de rigolade s’il ne fallait pas en plus tenter de comprendre quelque chose à la législation française concernant le paiement des musiciens. On peut évidemment arguer du fait que cette cuisine interne ne regarde pas le public et qu’un tel papier n’intéressera personne, mais une fois n’est pas coutume, il me semblait intéressant d’expliquer pédagogiquement pourquoi l’événementiel musical n’est pas donné à tout le monde et pourquoi les jeunes groupes français qui débutent se voient souvent condamnés à la précarité – et donc à l’impossibilité d’une carrière sur le long terme – faute d’une loi mieux adaptée.
1. Au nom de la loi (je vous arrête)
L’exception culturelle française a vraiment bon dos. Pour s’en convaincre, il suffit de parler 30 secondes avec un tourneur ou groupe étranger : oui, organiser des concerts en France est cent fois plus compliqué qu’ailleurs. C’est même parfois, littéralement, un sport de combat. Première chose à savoir pour les groupes qui se font entuber par les gérants de bar qui les payent en pizzas ou par les grosses salles qui leur « offrent » des premières parties sans rémunérations, il n’y a pas 36 manières de se faire payer.
De ce point de vue, la loi est claire : la présence de toute personne sur scène, en France, suppose un lien de subordination et donc, un salaire. Très concrètement, que le groupe se nomme Les Insus ou The Villejuif Underground, cela signifie l’obligation de verser un cachet net minimum de 85 € au musicien, soit un net employeur équivalent au double (170 € environ, charges comprises). Aucune dérogation ou presque n’est possible [1], la loi est la même pour tout le monde. Je vous laisse faire le calcul pour un groupe de 5 musiciens sur scène (la moyenne pour tout groupe de rock ne disposant pas en plus d’un flûtiste ou d’un ingé-lumière à la con projetant des visuels Winamp sur son laptop) : 85 € x 5 musiciens x 2 pour les charges = environ 800 €, dont seulement la moitié ira in fine dans les poches des gens sur scène, le reste étant reversé à l’État au nom de la cotisation retraite des principaux intéressés qui, dans le meilleur des cas, ne disposent que de quelques années pour se faire (re)connaître.
Évidemment, le calcul est exponentiel : plus le cachet minimum est élevé, plus l’addition est salée. Conséquence de quoi : plus les prétentions financières dudit groupe sont hautes, moins il tourne. Logique. Enfin, pas tant que ça.
2. Les solutions
À partir de là, plusieurs options s’offrent au groupe qui souhaiterait faire carrière en passant la moitié de l’année à manger des chips dégueulasses en attendant que le roadie-cousin-du-chanteur ait fait le plein à la station Total avec les maigres bénéfices du concert de la veille à Trouduc-sur-Loire :
– La solution idéale (avec tourneur) : trouver un tourneur muni d’une licence de spectacle et capable de faire – comme leur nom l’indique – tourner le groupe partout en France en s’occupant des formalités, des embauches et tout cela en se rémunérant à un prix inimaginable dans toute autre industrie : 15% sur la somme totale du cachet, soit pour un groupe embauché au tarif de 1500 € par une salle, environ 225 € dans la poche du tourneur [2] qui rédigera alors un contrat de cession – ne lui donnant évidemment aucune réduction sur les charges à déclarer. Si le tourneur peut en cas de budget déséquilibré (3 fois sur 4) se rattraper sur les dossiers de subvention, ça devient tout de même l’art de la jonglerie sur un tableur Excel. Ainsi, pour définir le métier d’entrepreneur de spectacles, l’expression profession de foi ne semble jamais avoir aussi bien porté son nom et ce calcul explique à lui seul la difficulté (voire la pénibilité) des tourneurs à développer des groupes français qui ne s’appelleraient pas Matthieu Chedid ou Naïve New Beaters, sans parler des autres bêtes de foire gesticulant sur scène comme un prisonnier dans le couloir de la mort.
– La solution minimum (sans tourneur) : rappeler à qui de droit et avec la main sur le cœur que le minimum légal, pour un groupe qui n’a pas de tourneur, est un cachet de 85 € net par personne. Pour cela, l’organisateur procèdera à des DUE [3] (Déclaration Unique d’Embauche) qui lui permettront de rester dans la légalité sans recours à une interface booking. Le problème de cette solution (sic), c’est évidemment qu’un groupe en développement ne rameute pas forcément 4000 personnes dès son troisième concert et qu’après quelques allers-retours au Distributeur A Billets pour refiler du black sous le manteau, l’organisateur officiant dans des réseaux alternatifs comprendra vite qu’il devra faire un choix entre la légalité et la survie de sa passion.
– La solution foireuse (sans personne) : nécessité faisant loi, ne respecter aucun des principes évoqués ci-dessus et, après avoir lu trois conneries écrites sur Internet [4], contribuer à relayer cette idée fausse qu’on peut se faire payer son concert grâce à une note de frais, une facture d’asso, voire carrément rien – puisqu’une légende urbaine véhicule l’idée qu’en dessous d’un certain nombre de concerts on a le droit de se faire payer au black. C’est certes complètement illégal et sujet à d’énormes prises de risque – puisqu’en cas de contrôle de la Direction du Travail l’amende peut être lourde pour la salle [5], tenue pour co-responsable – mais c’est évidemment la solution plus répandue. Mais pourquoi donc ?
3. Le problème de l’intermittence
Parce qu’acquérir l’intermittence ressemble pour le musicien à la quête d’un Graal qui ferait POUM TCHAK. Résumons : au départ, l’idée de ce statut en vigueur depuis 1936 est noble, puisqu’il s’agit de permettre aux artistes de vivre correctement de leur art en garantissant mécaniquement une assurance chômage avec un net garanti venant combler les mois creux où l’artiste ne crée pas (qu’il soit blessé au poignet, qu’il glande devant sa Playstation en écoutant Patricia Kaas ou qu’il compose dans sa cave en disséquant des chatons).
Seul hic, bien légitime parce que l’obtention de ce saint statut se doit d’être limité, il faut pouvoir revendiquer d’un minimum de 43 cachets (soit l’équivalent de 507 heures travaillées) en moins de 10 mois. 43 cachets, pour information, c’est en moyenne 4 concerts par mois. Et pas seulement 4 concerts par mois dans des rades pourries où l’organisateur vous paierait avec des billets de 10 €, non, 4 concerts par mois déclarés au minimum légal. Dit comme ça, exiger d’un groupe français à peine muni d’un EP digital mais dénué de tourneur qu’il parvienne à boucler son intermittence, c’est un peu comme demander à Beth Ditto si elle a déjà joué à la corde à sauter ou à un fan de Prince – celui qui pleure sur Facebook depuis 3 jours – s’il a déjà écouté tous les disques publiés par le Nain de Minneapolis après ‘’Sign O’ The Times’’. Carrément impossible. On voit bien les limites d’un système culturel lui-même à bout de souffle, comme en atteste l’actuelle polémique opposant le patronat au régime des intermittents, qui serait actuellement en déficit de plus de 900 millions d’euros.
L’autre injustice, pour ceux qui n’en bénéficient pas, étant que même dotés d’un tourneur, les groupes émergents se verront malgré tout ponctionnés d’une partie de leurs cachets au nom des cotisations retraite – qui ne servent en réalité à rien puisque la durée de vie d’un groupe de rock n’excède pas, en moyenne, cinq ans. Et que les cachets dont on parle, de l’ordre de 300 à 500 €, ne parviennent déjà pas à rentabiliser les micro-tournées.
4. Les conséquences pour l’écosystème « underground »
S’il est clair que la majorité des concerts que tu garderas en tête quand tu auras l’âge d’Alain Juppé ne se passent quasi jamais dans des conditions dites « légales », et maintenant que nous avons balayé le peu d’options à la disposition du musicien, voyons l’impact de ce système à une vitesse sur l’écosystème musical français (musiciens, tourneurs, salles de spectacles, techniciens, etc).
– La précarisation du musicien : l’impossibilité pour un organisateur – ou une salle – de payer 800 € pour un groupe de 5 personnes empêche souvent ce même groupe de s’extirper de son milieu « social ». Ainsi contraint à tourner dans un circuit alternatif [6] où rien n’est jamais déclaré, il aura les pires difficultés à passer en division 1 (loges avec ton nom marqué dessus, catering de ouf avec des Mars et surtout assez d’argent pour payer tes clopes pour la semaine). Question : est-ce que c’est vraiment grave ? À priori, la réponse est non. C’est en tout cas moins grave que de devoir payer plus de 30 € pour des concerts de vieux où tout le monde s’emmerde. Là où ça se complique, pour les groupes qui souhaiteraient se professionnaliser (attention : gros mot), c’est qu’ici la précarisation est évidemment économique mais aussi artistique. Au petit jeu des comparaisons, difficile de ne pas comparer Jeanne Added (trop visible) à Laetitia Sheriff (pas assez) tant les deux carrières font l’effet du ying et du yang. On pourra là aussi répondre que c’est occulter la volonté de certains de ne pas devenir des salariés du divertissement ; certains artistes – je l’ai vécu – préférant encore se tirer une balle plutôt que d’être déclarés « parce que ça ferait péter leur RSA et la CMU ».
– La frilosité de tourneurs français : face à la complexité du système et aux rentabilités incertaines, sans parler de l’ingratitude de certains groupes quittant le navire dès que la cloche du buzz sonne, certains professionnels du booking finissent fatalement par baisser les bras. Pour un Radio Elvis ou un Feu Chatterton qui cartonne, combien de groupes à géométries tellement variables que certains tourneurs préfèrent céder aux sirènes de la facilité ? Et comment, sérieusement, leur en vouloir ?« Moi en tant que tourneur confie l’un d’eux, si un groupe dit qu’ils sont sept sur scène, je réfléchis à deux fois. » Forcément, booker un groupe sorti de nulle part revient alors à faire un pari incertain sur l’avenir. Et voici comment on se retrouve tous les ans avec une clique de Dj trépanés squattant la programmation des festivals. Le cerveau, aussi léger soit-il, est plus facile à transporter. Moralité, et sans transition : un groupe français avec deux musiciens sur la route en TGV (Zombie Zombie) jouera toujours plus qu’un sextet krautrock se déplaçant en van. Logique impitoyable, à laquelle il faut également rajouter dans le cas des deux susnommés, le talent.
– Le casse-tête pour l’organisateur : on en arrive à cette situation ubuesque où programmer un groupe français lambda (1 disque à son actif, une chronique 3 étoiles et demi dans les Inrocks, un tourneur sympa et pas trop con) vous coûte presque aussi cher que l’équivalent anglo-saxon qui fait souvent office de tête d’affiche (et remplit plus facilement la caisse à biffetons). De fait, c’est presque un combat perdu d’avance pour le groupe français, une sorte de disqualification géographique pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas la chance d’être né à l’étranger. Pourquoi ? Parce que grâce aux formulaires dits A1, celui-ci paiera les charges dans son propre pays, ce qui évite de facto à l’organisateur de les prendre en compte dans son propre budget [7]. Là encore, comme avec les intermittents du spectacle, la concurrence se révèle inégale.
5. Conclusion
Il n’y en a pas. Nous vivons dans un système de préservation des droits et des acquis, pour le meilleur comme pour le pire. La faute à qui, la faute à quoi ? Certainement à un système trop rigide et inadapté aux musiciens considérés comme « amateurs », en dépit du fait que nombre d’eux se révèlent capables de foutre de bonnes branlées à ceux qui gagnent mieux leurs vies, pour de mauvaises raisons. C’est injuste, mais c’est comme ça. Pas de morale à l’histoire, mais au moins, un début d’explication.
Et pas de fatalité pour autant, car comme témoigne un tourneur bien connu sur la place de Paris, l’État n’est pas derrière chaque porte battante pour contrôler la légalité des concerts non déclarés : « Un ami qui travaillait à l’Inspection du Travail, fan de krautrock, me confiait voilà quelques années qu’il arrivait le matin et s’allumait une clope en ouvrant Voici. Pourquoi ? Pour regarder les baraques des artistes pris en photo et vérifier s’ils gagnaient pas un peu trop de pognon. Les premiers artistes contrôlés, ce sont ceux de la presse people, ah ah ! » Amis de la scène alternative, vous pouvez encore dormir sur vos deux oreilles défoncées. Et si après la lecture de cet article vous n’avez toujours rien compris à la déclaration de vos prochains concerts, c’est qu’il est grand temps de transformer vos feuilles de déclaration SACEM en papier buvard.
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[1] Exception faite des showcases promotionnels de moins de 30 minutes et des pratiques amateures (chorale, fanfare, etc) régis par des subtilités encore plus complexes qui permettent cependant quelques économies. Encore faut-il avoir une semaine complète à passer devant son écran sans dormir pour tout comprendre.
[2] Lire à ce propos le papier paru chez Noisey sur la vie de tourneurs : http://noisey.vice.com/fr/blog/metier-musique-booking-concerts-tournees
[3] La légende raconte que les DUE ont été inventées pour les chantiers de travaux publics, pour embaucher les personnes avant les prestations.
[4] Il faut quand même bien avouer que rien n’est clair sur les sites officiels et que les informations sont souvent contradictoires.
[5] Le Nouveau Casino à Paris en a, voilà quelques années, aurait pu en faire lourdement les frais : http://owni.fr/2011/02/01/le-nouveau-casino-relaxe-face-a-linspection-du-travail/
[6] Par ailleurs ô combien plus festif et récréatif pour le gamin dans la vingtaine. C’est toujours ça de pris.
[7] Pour être un peu plus précis, les formulaires A1 réservés aux artistes étrangers coûtent environ 15% de charges en plus du cachet pour l’organisateur, contre plus de 50 % pour un groupe français. Tu peux pas test.